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Nez à nez

Nous sommes ce que nous sentons, mais nous l’occultons, le cachons, l’annihilons. Notre odeur naturelle, avec ses variations, est bien trop révélatrice, elle n’a pas sa place dans les relations humaines codifiées et maîtrisées.

Et pourtant, tant que l’on a pas senti et été senti, on ne peut pas s’aimer. Pas vraiment. Face à face, nez à nez, la compatibilité chimique se révèle, et les exhalations des peaux se choisissent, peut-être.

Pas de déodorant « fraîcheur longue durée », pas d’effluves onéreuses en flacon. De la moiteur sous les aisselles, la peau nue de tout artifice. La liberté olfactive, et un échange intense de phéromones, même cela ne dure que le temps d’un café partagé ou d’un corps à corps éphémère. Après? C’est une autre histoire.

Les vieux bistrots

J’aime par-dessus tout les vieux bistrots laissés dans leur jus : les boiseries, l’ambiance sombre et feutrée, les banquettes usées, la déco poussiéreuse et bigarrée, les peintures murales passées, les affiches anciennes. Mais ces havres de paix hors du temps sont petit à petit remplacés par des bars lounges, des « concept food », des expériences vegan, des self services sans âme, ou autres usines à hamburgers « maison ».

Les retraités qui tapaient le carton ou les ouvriers qui ouvraient leur journée au ballon de blanc n’osent plus trop y mettre les pieds. Certains de ces lieux de vie et de rencontres improbables sont devenus des « aventures un peu folles entre potes » qui rêvaient d’ouvrir un resto original et différent, et qui sont finalement tous les mêmes, aseptisés et impersonnels.

Quand par chance vos pas vous guident vers un vrai bistrot à l’ancienne, prenez votre temps. Lancez une oeillade aguicheuse à votre moitié par-dessus le menu au cuir craquelé ; embrassez d’un coup d’oeil une multitude de possibilités roboratives ; tournez les pages avec gourmandise, ne sachant pas encore quelles merveilles vous attendent de l’autre côté.

Loin de ces QR codes qu’il faut scanner avec son téléphone (qu’on avait pourtant prévu de laisser au fond du sac) pour trouver un menu à scroller laborieusement, agrémenté de photos des plats façon kebab, enlevant par là tout le plaisir de la découverte visuelle, prélude indispensable à la découverte gustative.

Au moment de payer, pas besoin d’aller faire la queue côte à côte devant une improbable caisse positionnée près de l’entrée, et qui empêche tout jeu de séduction autour de l’addition. Le petit papier arrive jusqu’à votre table dans une pochette de cuir, votre main et la sienne s’avancent simultanément pour s’en saisir, se frôlent, les regards se troublent, jusqu’à ce que l’un des deux murmure « Laisse, c’est moi qui t’invite ».

En PS, quelques adresses que j’aime bien dans la région : le café Babel à Bardonnex, Au Renfort à Sézegnin, le café du Soleil au Petit-Saconnex, La Fontaine à Sezenove, l’auberge de Choully, l’auberge de Gy, l’auberge des Vieux-Chênes à Presinge, le Vieux-Carouge à Carouge, la Pinte Besson à Lausanne, le café de la Poste à Cully…

Ode aux caissières

Ah, les supermarchés! J’entretiens avec eux une relation très particulière, faite de fascination et d’émerveillement. De crainte aussi, parfois, quand ils sont trop vastes ou trop fréquentés.

Quand je voyage, je les visite avec une grande curiosité, comme on entre dans un musée. Je m’attarde, m’interroge, admire, m’exclame, avant de remplir mon panier de nombreux produits inconnus (et donc forcément étranges) que j’étale ensuite avec bonheur sur le lit de ma chambre d’hôtel pour une découverte gustative. 

J’habite le même quartier depuis 30 ans, et fréquente au quotidien le supermarché qui est au pied de mon immeuble. J’y ai fait des milliers de passages, j’ai parcouru des centaines de kilomètres dans ses travées. Plusieurs employées y travaillent depuis mon installation à Chêne-Bougeries, toujours là, toujours souriantes, toujours motivées. 

Certaines caissières ont vu défiler ma vie: je suis passée devant leur tapis roulant avec le ventre rond, puis une poussette, à nouveau avec le ventre rond, un petit blondinet et une autre poussette. J’y suis passée triste ou gaie, esseulée ou avec un nouvel amoureux, décoiffée en survêtement ou apprêtée avant une sortie. Elles ont vu mes enfants grandir, puis devenir adultes. Avec toujours un mot gentil, un petite question personnelle…  « Alors votre cadet, on ne le voit plus, il a pris son envol ? Dire que je l’ai connu bébé ! ».

Ces femmes, je les côtoie depuis 30 ans pour certaines, mais je ne sais rien d’elles. Pour moi ce sont des « femmes-tronc », toujours assises, toujours en chemise réglementaire avec foulard. Au point que quand je les croise en dehors de leurs heures de travail, sur deux jambes et en tenue de ville, je les reconnais à peine. 

A l’heure de l’essor des caisses automatique, pensons à porter plus d’attention à ces personnes que l’on croise au quotidien, à les saluer, à leur sourire. Je suis allée à la Coop tout à l’heure et j’ai pris un peu plus de temps que d’habitude pour papoter avec la caissière entre deux bips sur les code-barres. Au point de faire perdre quelques minutes au client suivant, qui s’est mis à râler.

« Pour vivre un petit moment d’humanité, pas besoin d’en faire des caisses », me suis-je dit en attrapant mon sac de victuailles, le sourire aux lèvres. 

Je regarde le foot

Je regarde le foot. Mais ne vous leurrez pas, cette passion ne s’éveille que ponctuellement, portée par la frénésie mondiale autour du ballon rond.

Peut-être que cela a toujours été simplement une réaction de survie: ne pas mettre mon couple hors jeu ou maintenir un fan de foot dans mes filets. Quel mâle n’a jamais sorti « Quoi? Tu aimes le foot? Mais tu es la femme parfaite! ». On n’est pas idiotes, on sait s’adapter.

Car pour marquer, il faut savoir concocter un savant mélange d’intérêt et d’ignorance. Quelques maigres connaissances ciblées, péniblement pêchées sur wikipedia la veille d’un match (il a bien récupéré machin, après sa fracture l’année dernière en Champion League), et une candeur trop mignonne (tu me rappelles ce qu’est exactement un hors jeu?) permettant de boire les explications de son chéri avec une admiration de bon aloi. Alors qu’on sait parfaitement ce qu’est un hors jeu. Enfin, à peu près. En gros.

Alors oui, prête pour les soirées bières-hurlements-chips sur le canapé pendant une période donnée (principalement la demi-finale et la finale), mais ne m’en parlez pas le reste du temps. Je m’en fiche. Vous ne me trouverez jamais au bord d’un petit terrain de foot du canton, un dimanche matin frisquet, pour le grand match retour Choulex/Bardonnex. Faut pas pousser, non plus.

Du bout des lèvres

La chirurgie esthétique du sexe féminin, déjà très pratiquée au USA et en France depuis plusieurs années, est en plein boom en Suisse Romande. On court peut-être avec du retard derrière les tendances les plus délirantes, mais on finit toujours malheureusement par les rattraper. 

L’idéal à atteindre pour les femmes ressemble donc à l’entrejambe d’une fillette de 10 ans. Avec l’épilation intégrale, la vaginoplastie et la nymphoplastie, elles n’ont plus d’excuse pour ne pas exhiber dans l’intimité un sexe lisse, un vagin serré, et des petites lèvres invisibles. L’entrejambe de Barbie sur lequel on aura dessiné un petit trait vertical, en somme. Est-ce à dire que ce sont les hommes qui tendent à imposer ce nouveau standard, et qu’ils sont tous des pédophiles réprimés ? Certainement pas. Et eux-mêmes subissent d’ailleurs des pressions similaires quant à la taille de leur sexe et les performances qu’il est censé accomplir.  

En effet, beaucoup de jeunes gens (filles et garçons) ont découvert ce qu’ils croient être la sexualité via la pornographie moderne et en ont fait leur référence, par défaut. A l’aube de leurs premiers ébats, ils sont déjà saturés d’images faussées, et leurs attentes sur le plan esthétique, envers eux-mêmes ou leur partenaire, sont parfois déphasées par rapport à la réalité des corps. 

Du côté des hommes, la taille et l’apparente vitalité permanente des phallus des acteurs X ne sont faits pour les rassurer, et mettent la barre très haut quant à leurs futures prouesses au lit. Au point qu’ils en viennent à singer systématiquement les chorégraphies du porno, par exemple en pratiquant la levrette la main sur la hanche, sans réaliser que c’est principalement destiné, dans les films, à libérer le champ pour la caméra. 

En ce qui concerne les femmes, l’accès facilité à la pornographie grâce à Internet leur a jeté au visage des vulves parfaites, d’ailleurs souvent retouchées quand il s’agit de photos. Couleur uniformisée, petits boutons dus à l’épilation ou au rasage effacés, plis atténués etc. Ces images trompeuses deviennent insidieusement la norme, tout comme les seins pointant vers le plafond même quand la femme est couchée sur le dos, ou encore les comportements de soumission sexuelle, avec éjaculation faciale obligatoire en point d’orgue.  

Le boom de la nymphoplastie s’inscrit dans ce contexte de quête du corps parfait sous toutes les coutures et dans tous les recoins intimes, condition incontournable pour plaire et avoir accès à une sexualité satisfaisante. On ne peut être qu’atterré en se baladant sur les forums consacrés à cette pratique. La majorité des questions ou témoignages émanent de très jeunes filles (15 ans seulement, pour certaines). Elles y parlent de « lèvres malformées », se trouvent « répugnantes » et manifestent systématiquement de la honte, au point de refuser tout contact intime. « Après l’opération, je me suis ouverte sur le monde », dit l’une d’elle (traduction, elle a enfin osé ouvrir les cuisses). Edifiant.

Du côté des cabinets et cliniques de chirurgie esthétique, on n’hésite pas à parler d' »hypertrophie » des petites lèvres, confortant ainsi les jeunes femmes complexées dans leur croyance qu’il s’agit bien là d’une malformation. Alors que les cas de réelle hypertrophie sont finalement rares. Mais on voit mal ces chirurgiens avouer aux patientes qui les consultent que leur sexe est normal, et que plus de 50% des femmes ont les petites lèvres qui dépassent plus ou moins. 

Pourtant, la rébellion est en marche! Le site « Make love not porn » s’est lancé dans une mission d’éducation en confrontant ce qui se passe dans les films pornos à la réalité des relations sexuelles. Le sculpteur Jamie McCartney a exposé 400 moulages de vulves de femmes, toutes différentes, où les petites lèvres saillantes sont nombreuses.

Montrer la réalité des relations sexuelles et des corps, sans tabou ni vulgarité, est peut-être le meilleur moyen de faire revenir sur terre ces jeunes gens complexés ou sous pression, leur faire accepter leur corps avec ses singularités, et leur permettre d’en jouir autrement que du bout des lèvres.

Tenez, c’est cadeau !

Aujourd’hui, c’est le « Black Friday ». Une journée de pure folie acheteuse, symptomatique de notre société malade. Aveugles et sourds à leurs vrais besoins et désirs, des milliers de consommateurs se ruent dans les magasins dès le petit matin, pour ne surtout pas rater une bonne affaire, n’importe laquelle.

Je constate que de nombreuses personnes dans mon entourage s’interrogent, se plaignent de ces obligations mercantiles, et émettent le souhait de sortir de cette spirale infernale. Pourtant peu sautent le pas. Le poids des conventions sociales autour du cadeau reste bien trop fort. Notre société nous laisse croire que notre propre valeur, et la valeur de notre relation aux autres, se reflètent dans le prix de ce que nous offrons. Ne voulant pas passer pour pingre ou peu impliqué émotionnellement, nous tombons dans le panneau et nous nous précipitons à contrecoeur dans des magasins bondés et surchauffés, plus guidés dans nos recherches par la crainte de ne pas plaire que par le désir de vraiment faire plaisir. Est-ce vraiment dans ces conditions que l’acte de donner et recevoir prend son sens? 

Et si l’on cherchait d’autres voies, d’autres idées? Il suffit parfois de ne décaler que légèrement les codes imposés, et d’accompagner le cadeau d’un partage de sa réflexion, de sa démarche… Plutôt qu’un objet de valeur, vous transmettrez ainsi vos vraies valeurs. Le temps perdu à courir dans les magasins à la recherche du « cadeau idéal »? Vos talents ou aptitudes? Des objets chéris, avec une histoire, mais négligés? Offrez-les, tout simplement. 

En ne dépensant rien:

Un livre que vous avez déjà lu, et aimé,
Une bague que vous ne portez plus,
Une écharpe encore habitée par votre parfum,
Un dessin, un poème, une photo, 
Un cahier avec toutes vos recettes de cuisine secrètes et familiales,
N’importe quel objet que vous possédez mais que vous êtes prêt à laisser vivre ailleurs. 

En dépensant peu, mais bien:

Une soirée partagée au théâtre,
Une confiture faite maison, avec une étiquette personnalisée,
Un mélange d’épices que vous avez imaginé comme on peint un tableau,
Une bonne bouteille à déguster ensemble,
N’importe quel cadeau, même modeste, qui laissera un souvenir, des sensations. 

Ce que vous avez de plus précieux, votre temps:

Une longue balade en forêt pour faire découvrir votre coin à champignons,
Un après-midi au musée, en prenant le temps, ensemble, de s’émerveiller, de s’interroger,
Une soirée à garder les enfants de vos amis, pour qu’ils puissent s’offrir un moment en tête à tête,
Vos talents de bricoleur pour des tableaux à accrocher ou une étagère à monter,
N’importe quel moment de votre vie que vous libérez, sans obligations, et surtout sans smartphone, pour être avec l’autre, ou faire quelque chose pour lui/elle. 

Leçon de morale? Peut-être, mais surtout, cri du coeur. Prenez donc ce billet comme un cadeau, il ne m’a rien coûté financièrement parlant, et j’y ai consacré un peu de mon temps. 

Déconnectée

Il est mort. Comme on ouvre machinalement maintes fois le frigo, espérant que quelque douceur se matérialise à coté du bocal de cornichons orphelin, je le sors, le tourne et le retourne. L’écran noir reflète mes traits sous tension. Vivant, il me donne un sentiment de liberté. Mort, il fait office de miroir, me mettant face à ma dépendance.

« Royal, on va pouvoir se joindre plus facilement », m’avait pourtant dit la voix masculine à l’autre bout du lourd combiné en 1997. C’était mon premier portable, et il tenait à peine dans mon mini sac à main. Puis, de clapet qui claquait en antenne rétractable, il est devenu « smart », rendant obsolète mon agenda rose avec répertoire et porte-cartes, ma montre, mon carnet de notes, mon appareil photo, ma carte routière usée aux pliures, mon ipod. Ma mémoire vive. Un insidieux transfert de compétences entre mon cerveau et un objet unique.

Autour de moi dans le bus, on tapote, on parle, on rit, on consulte, on publie, on s’isole de ceux qui sont là pour se donner à ceux qui sont ailleurs. Moi, je suis seule, silencieuse, les mains inertes, le regard s’attardant sur le triste paysage. Déconnectée. Je suis en retard mais je ne peux pas prévenir. J’ai oublié le nom de la personne que je dois voir, mais je n’ai pas accès à mon agenda. Je ne trouve pas la rue, mais je n’ai pas accès à mon GPS. Perdue, mon réflexe de me tourner vers mon assistant universel reste vain.

Sur le trajet du retour, enfin, je ne pense qu’à lui. Le cordon ombilical. Je le trouve traînant sur le sol, indifférent à mon hypoxie. Je branche fébrilement, puis observe, émerveillée, le retour à la vie. L’écran s’éclaire. Je soupire. Je respire. Je suis connectée.

Je pourrais qualifier ces quelques heures de black out de « royales ». Vous parler de liberté, de soulagement, de paix. Mais ce serait mentir. Je ne sacrifierai pas la vérité à une figure de style en forme de clin d’oeil. La vérité? Non joignable, sans le monde à portée de touches et de voix, je me sens nue, démunie, anxieuse. Non joignable, le temps et l’espace m’appartiennent, certes. Mais paradoxalement, je n’existe plus.

Attends-moi là, bébé !

Toute femme aguerrie à l’art du shopping connaît la règle no1: Ne jamais, je dis bien jamais, forcer son amoureux à l’accompagner. Et surtout pas pendant les soldes. Rien de tel pour traumatiser définitivement tout homme normalement constitué (et donc par essence allergique au shopping) que de le plonger dans un bain de femmes en furie, fouinant jusqu’aux coudes dans de grands bacs remplis de soutien-gorges ou de foulards en solde, pêchant, rejetant, scannant avec avidité les étiquettes marquées de rouge, comme en transe, puis s’arrachant mutuellement des mains les objets convoités.

Le tout sur fond de voix off mettant de l’huile sur le feu en annonçant toutes les 5 minutes que la vente flash est bientôt terminée, et que si on ne se dépêche pas de choisir n’importe quoi sans se préoccuper de la taille ou du prix, il ne nous restera que des regrets.

Ne vous fiez pas à la scène récurrente du film romantique américain classique, dans lequel on voit systématiquement, à un moment donné, Madame sortir maintes fois d’une cabine d’essayage, à chaque fois affublée d’une tenue différente, et Monsieur, ravi et charmé, faire de grands gestes pour les approuver ou les rejeter. Ca ne se passe jamais comme ça.

Déjà, la fameuse scène est toujours montée de façon très rythmée et rapide. Pourquoi? Parce que dans la réalité, c’est très long, et extrêmement ennuyeux. Car on ne voit jamais, dans le film, ce qui se passe vraiment dans la cabine. On se contorsionne, on sue à grosses gouttes sous les spots, les vêtements collent à la peau, nos cheveux deviennent électriques et ne ressemblent plus à rien au bout du troisième passage de pull, nos propres vêtements traînent sur le sol pas net (toutes les patères étant prises par nos nombreux coups de coeur à 50%), et on s’énerve car rien ne va.

Et dans la réalité, quand on sort de la cabine pour montrer la tenue à Monsieur, excédée de la bataille menée dans cet endroit exigu, il a rarement un avis aussi tranché que dans le film. Les mimiques ravies ou faussement dégoûtées sont le plus souvent remplacées par un « comme tu veux, c’est toi qui sais. On peut y aller maintenant? ».

Non, vraiment, pour la paix et l’avenir de votre couple, ne traînez jamais votre amoureux dans les magasins. Et celamême si on vous y propose une garderie pour hommes.

C’est le concept qu’un centre commercial toulousain a mis en place à l’occasion des soldes. Inutile de préciser que pour apprécier cet espace, il vaut mieux pour ces messieurs correspondre, au niveau de leurs centres d’intérêts, au stéréotype parfait de l’Homme. Un espace pour Ken, pendant que Barbie fait ses achats, en somme.

Car on est très loin de la garderie Ikea et de sa piscine à billes pleine de morve et autres fluides divers. Des conseils diététiques et sportifs, des massages, une bibliothèque, un espace vidéo avec jeux d’action, et des revues « typiquement masculines ». Dernier argument de taille, « une hôtesse-animatrice accueillera les hommes et les conseillera ».

Je ne sais pas vous, mais je n’aurais aucune envie de confier mon grand bébé râleur qui traîne les pieds d’un magasin à l’autre en maugréant « Quand est-ce qu’on rentre? » à une garderie remplie d’ hôtesses qui lui prodigueront des massages, analyseront de près l’état de ses abdos, et lui proposeront de feuilleter des magazines sponsorisés par les prothèses PIP.

Et si on multipliait plutôt le nombre d’anneaux muraux devant les magasins, auxquels attacher sa laisse?

Propre en ordre

Il suffit parfois d’une seule plainte pour qu’un projet soit enterré, un article ou une affiche retirés, un bistro fermé, un événement annulé. La peur de déplaire paralyse tout et pousse à la normalisation à outrance. De la politique à l’aménagement urbain, aux relations humaines en passant par la relation au corps. Rien ne doit dépasser: pas de déchets ou de mendiants dans nos rues, pas de fumée dans nos lieux publics, pas de poils ou d’odeurs. Pas d’impertinence, pas de déviances.

Achats responsables et nourriture bio, 
bannissement des mauvaises graisses, 
culte de l’activité physique et chirurgie esthétique, 
amours respectables et canalisation des désirs, 
marginalisation des gros, des laids, des vieux, des pauvres, des étrangers, 
maîtrise des discours et des comportements excessifs, 
revalorisation de quartiers par la gentrification…
Le tout sans fumée, et sans trop d’alcool, si possible.

Plus que progressiste, cet hygiénisme à tous niveaux est hautement conservateur, et fortement hypocrite. La priorité n’étant pas d’éradiquer, mais de cacher. Tout doit être, à l’oeil, à l’oreille ou au toucher, propre en ordre. Homogénéisé, normalisé, équitable, épicène, correct. Jusqu’à la pensée elle-même.

Ce nouvel ordre tente de contrôler -et même s’approprier- nos corps, notre environnement, nos vies. Il promeut une fausse notion d’être soi-même », sans que nous réalisions que nous tendons plutôt à être ce qu’on attend de nous pour être acceptés, aimés, intégrés, en adoptant un mode de vie standardisé, un nouveau conformisme qui ne dit pas son nom.

Une politique du bien-être et du politiquement et socialement correct, pronée par une société qui se dit humaniste, bienveillante, responsable et solidaire. De fait, un nettoyage urbain, social, moral. Et plus encore que de nous y avoir résignés, on a réussi à nous persuader de son bien-fondé.

Les métiers qui comptent

Le décès survenu hier de l’anthropologue David Graeber, notamment connu pour son essai à succès sur « ces métiers qui n’apportent rien » me fait réfléchir à ma propre vie… Je suis reconnaissante à la vie, aux opportunités, au hasard peut-être d’avoir mis sur mon chemin des métiers qui comptent; dans le domaine de l’éducation à l’environnement tout d’abord avec les associations Agir21 et TerraWatt (devenues Terragir en fusionnant, encore active aujourd’hui), puis avec CinéTransat et les pianos en libre service, qui apportent du lien social et des petits moments de bonheur depuis près de 12 ans.

Cette année 2020 a bouleversé tout cela, avec l’annulation de tous nos projets. L’avenir est maintenant incertain, le mien comme celui des associations que je co-dirige. Que se passera-t-il en 2021 ? Nul ne le sait. Comment continuer à pratiquer un « métier qui apporte quelque chose » tout en étant capable de payer son loyer et ses factures ? Je n’ai pas encore de réponse, personne n’en a. Dans les domaines de la culture, du monde de la nuit et de l’organisation d’événements, nous sommes suspendus, sur le fil.

Nous ne savons pas si les financeurs publics ou privés accepteront de prendre le risque de nous soutenir, alors que les normes sanitaires peuvent changer à tout moment. Nous avançons à l’aveuglette, en tentant d’y croire, en se motivant, en cherchant des solutions. Les solutions ? Faire entrer des carrés dans des ronds. Organiser des événements où les gens se rencontrent, communiquent, partagent et créent des liens… mais sans s’approcher, sans se toucher, et en se souriant derrière des masques.

Nous devons nous réinventer, ou renoncer. Nous avons renoncé en 2020, sonnés, incapables d’envisager de nouvelles solutions à si court terme. Pourtant les solutions existent, elles doivent simplement être acceptées en mettant derrière soi l’ancien monde, en faisant le deuil d’une certaine conception du partage et de la rencontre. Tentons de rester, pour 2021, des « métiers qui comptent ».