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Dans les étoiles

Je me coule…

Dans ces draps blancs, d’un blanc frais qui ne juge pas mais ne promet rien,

Dans cette eau bleue, d’un bleu qui nettoie mon âme et me récure le coeur,

Dans ces ors qui éclairent froidement mes failles et mes aspérités,

Dans ces verroteries dont les facettes renvoient mille fois mon reflet, alors même que je souhaite me perdre et m’oublier,

Dans ces décors feutrés aux émotions neutralisées et aux couloirs numérotés,

Je me coule dans les étoiles,

Je coule, mais j’inspire,

Je coule, mais je respire.

Fable de St Valentin

Une attirance secrète. Vous la croisez de temps à autre chez des amis. Quand elle vous frôle ou vous regarde, vous frissonnez. Quand elle vous parle, vous vous liquéfiez. Votre pauvre cerveau saturé de phényléthylamine et d’endorphines s’affole, et la pompe suit le mouvement. Vous êtes atrocement timide, et elle reste à ce jour persuadée que vous souffrez d’une étrange fièvre ramenée des Tropiques. En tout cas, c’est l’explication désastreuse que vous avez bafouillé quand elle vous a demandé si tout allait bien, inquiète de voir suer, rougir et trembler.

Si vous n’aviez pas si peur, vous vous jetteriez à ses pieds, vous chanteriez sous son balcon, vous lui enverriez une lettre enflammée. Mais même un mail ou un sms, vous n’osez pas. Le plus téméraire que vous ayez tenté a été d’aimer toutes ses photos de profil sur Facebook, en espérant qu’elle saisisse l’allusion subtile.

Depuis, elle vous évite soigneusement. Si vous n’étiez pas déjà si fragile, je vous dirais qu’elle vous a pris pour un pervers et un harceleur. Alors que vous êtes juste fébrile, désorienté et impuissant à vous déclarer. De la sérénade au sms, rien ne vous protégera jamais contre le rejet. Oui, la déclaration reste risquée, mais c’est aussi ce qui fait le charme du jeu de séduction. Vous n’en êtes pas convaincu, vous ne voyez rien de charmant dans le doute, l’incertitude et la souffrance silencieuse.

Aimez jusqu’à la lie, et dites-le, que diable. Mettez-y des mots, des vrais! Des mots brûlants ou caressants, mais qui retournent les tripes, qui déboussolent, qui atomisent, qui coupent le souffle. Ou alors n’aimez pas, et taisez-vous. Le vrai romantique est angoissé, torturé, il a une peur panique de ne pas être aimé en retour, mais il jette néanmoins son coeur dans la bataille, il prend tous les risques, et il s’exprime, avec ses propres mots. Peu importe qu’il soit gauche ou qu’il n’ait pas le talent d’un Lamartine, s’il est déraisonnable, imprévisible, incohérent, touchant.

« Je traite mon coeur comme un petit enfant malade. Je lui cède en tout » (Goethe).

Déclaration d’amitié

C’est la Saint Valentin, mais je ne vous parlerai pas d’amour. Non, je laisse ce plaisir aux médias et aux grandes surfaces, qui ne manqueront pas ce jour de vous balancer sous le nez les symboles des affres de cet affolement musculaire sous la forme d’un article sucré ou d’une boîte de chocs à CHF 14.90.

Et pourtant, il y aurait tant à dire. Mais cela signifierait parler de moi, de mes émois, et de mes errances aussi. Faire un choix entre le jardin secret et la décharge publique est aisé.

Je ne vous parlerai pas plus d’amitié. Comme ce sentiment a miraculeusement réussi à ce jour à échapper à la récupération commerciale, la Migros ne vous en parlera pas plus. Ca n’est pas vendeur l’amitié, c’est trop stable, trop fort, trop vrai, trop pur. Ah si, sur le petit écran parfois, on tente de la capturer dans des fromages virilement partagés après une rando ou des crèmes légères qu’on balance dans la sauce aux champignons pendant que les potes se marrent au salon. Mais ça reste anecdotique, même pas digne d’avoir sa propre Saint Machin.

Et pourtant, il y aurait tant à dire. Mais cela signifierait encore une fois parler de moi, et d’eux, d’elles. Qui sont là, quoiqu’il arrive. Je vous aime mes amis !

Retrouvailles

Il était heureux. Après des décennies de vie bien remplie, il avait retrouvé son amour de jeunesse. Immédiatement, cela avait été une évidence. Pas besoin de jeu, de mots, pas de questionnements, de doutes ou de peurs. Des retrouvailles comme dans un rêve, comme on en voit dans les films, tellement cinématographiques qu’on a du mal à y croire. Trop beau, trop parfait, même sans ralenti, même sans musique de fond.

Lui-même aurait pu ne pas y croire, et pourtant il y avait cru. Il avait plongé dans ce bain d’amour retrouvé les yeux fermés et le cœur grand ouvert. Le doux regard qu’elle avait porté sur lui avait effacé en un instant le fossé des années perdues.

Son histoire m’a touchée et a fait écho à la mienne. La force du destin, qui se présente sans crier gare. Un simple email, qui m’avait fait soudain remonter dans le temps. « Es-tu Catherine, ma Catherine ? », me demandait-il 30 ans plus tard.

J’avais 15 ans, lui 16. Il ne parlait pas un mot de français, et moi pas un mot d’allemand, ou presque. Au grand désespoir de Mme Bartz, ma prof d’allemand au collège de Vallorbe. Et là, soudain, dans cette cour d’école allemande ou j’avais atterri pour une semaine d’observation, l’envie de parler la langue de Nena m’a submergée. C’est comme si 99 luftballons s’étaient gonflés dans mon petit cœur d’adolescente. Ses boucles noires, son regard intense, et son air renfrogné de mauvais garçon avaient révélé en moi une passion soudaine pour le Hochdeutsch. De voyages chaperonnés en échanges épistolaires laborieux, notre petite idylle presque platonique avait duré quelques mois, tout au plus.

30 ans plus tard, donc, celui qui m’écrit, puis se déplace depuis Francfort pour me retrouver est tout autre. Il n’est visiblement pas venu jusqu’à moi pour me parler de mes beaux yeux, ni même du passé. Nous sommes devant son hôtel genevois, et ce qu’il veut, c’est ce que nous avions éludé en 1981, c’est-à-dire faire (enfin) l’amour. Mais avec un petit, tout petit A. Un A comme « action ».

Nous ne sommes plus des gamins, après tout, et le chemin parcouru se doit d’être récompensé. La magie espérée et attendue de ces retrouvailles tardives doit se concrétiser à tout prix, si possible vite et bien. Pour pouvoir raconter la belle histoire, faire rêver ceux qui viendraient aux nouvelles. Pour ne pas devoir renoncer à témoigner d’une situation tellement romantique et cocasse. Que ne ferait-on pas pour se rendre intéressant !

Je ris aujourd’hui de ces émois post-adolescents tardifs, qui m’avaient paru à l’époque uniques et intenses. 30 plus tard, nous voulions que l’illusion perdure et nous faire croire que ces élans trépassés pourraient se transformer en une histoire d’adultes. Nos corps se sont agités, nos cœurs ont battu en désordre, nos voix se sont élevées en dissonance. Rien à voir, rien à faire, rien à vivre, rien à partager sinon des souvenirs diffus et décalés. Ces vaines gesticulations ont été pathétiques et inutiles, et ont fini par salir les quelques souvenirs de jeunesse qui s’étaient enjolivés au fil du temps grâce aux défaillances de nos mémoires.

De l’autre côté du miroir, elle et lui… eux. Ils s’en fichent d’être intéressants, ils ne veulent que s’aimer et rattraper le temps perdu. Ils vivent à fond, ils dansent, ils rient. A la vie, à la mort. C’est cette dernière qui a gagné, mais ce qu’il a vécu, il ne le revivra jamais, et elle restera à jamais à son doigt, et dans son cœur.

Petite orchidée

Elle avait fait son petit effet, en arrivant à la fête dans son habit irisé et toute enrubannée. Epanouie, fleurie, parée de multiples boutons prometteurs, elle avait suscité l’admiration.

Elevée dans une serre 5 étoiles, elle avait timidement accepté de quitter sa chrysalide, l’orchidée papillon. Même si elle était en terre inconnue au lieu de pouvoir s’accrocher avec bonheur à un arbre tropical, elle y avait mis du sien. Il fallait qu’elle soit belle pour le jour J. Le jour où elle s’offrirait aux bons soins d’un amoureux ou d’une amoureuse des fleurs.

Mais voilà, une fois le champagne éclusé et les invités partis, elle a sans doute été oubliée dans un coin ; ou peut-être au contraire l’a-t-on trop entourée et trop abreuvée… Le fait est qu’une fois sa parure colorée tombée, la petite papillon pleine d’entrain n’était plus qu’un vilain amas de racines sèches entourant une maigre feuille un peu fripée.

Bonne à jeter, elle a été laissée pour morte au pied d’une benne à ordures, dans un triste écopoint submergé de bouteilles vides. C’est là que je l’ai rencontrée ; je me suis agenouillée auprès d’elle, j’ai délicatement saisi sa petite prison de plastique transparent, je l’ai soulevée et devant une mamie attendrie qui triait ses déchets en me regardant du coin de l’oeil, je lui ai parlé.

Dis-moi, tes fleurs étaient-elles blanches, jaunes, ou peut-être encore roses ? Elle ne peut pas me répondre, elle a oublié, sans doute. Malgré son mutisme (certainement dû au traumatisme de l’abandon), je l’ai adoptée.

Habillée d’un nouveau pot transparent en verre, plus large et plus confortable, idéalement située à côté d’une congénère en pleine forme, je la laisse se remettre de ses émotions. Tiens bon petite phalaenopsis !

Le carnet de moleskine

J’étais en randonnée, je me dandinais dans une salle de concert interlope ou j’étais en train de siroter un apéro en bonne compagnie. Et pourtant un flux ininterrompu d’idées, de bouts de phrases, de bons mots ou de formules bouillonnait sous mon crâne. Impossible à ignorer, encore moins à stopper. Ces pensées m’assaillaient, entre le riff de guitare d’un punk jurassien et le plateau d’huîtres.

Même en vacances, grande a été la tentation de laisser les mots rebelles s’échapper. Ils tournaient en rond à la recherche d’une sortie, mais l’oisiveté intellectuelle entrecoupée de fruits de mer représentant l’essentiel du programme de mes journées, le risque de les voir s’évacuer en ordre dispersé était palpable.

Pourtant, écrire sur tout et n’importe quoi -et même n’importe comment- est bon pour la tête, me disais-je, en attaquant gaillardement un raidillon trop vert pour la saison. J’ai mollement tenté de résister, mais mon petit carnet noir ne me quittant jamais, dès que j’étais dans le brouhaha d’un bistro ou dans la douce torpeur d’un voyage en train, je l’ouvrais, juste pour voir, comme on demande la carte des desserts quand on a plus faim.

Happée malgré moi par son appétit et sa volonté de donner un sens à sa vie de moleskine, je finissais toujours par en gribouiller les pages -d’une blancheur suspecte pour la saison- de mon écriture illisible de gauchère non contrariée. Un chaos de mots et de phrases décousues, témoins gênants et trop honnêtes de mon esprit embrumé en quête de clarté.

Je suis faible, je sais. Dès que j’aurai réussi à me relire et à donner un sens à ce cafouillis éparpillé, je vous ferai lire, promis.

Le téléphone pleure…

Tout ce que je voulais, c’était rêvasser, la tête appuyée contre la vitre rayée, regarder filer les lumières de la ville. Tout ce que je voulais, c’était fermer les yeux, me laisser bercer. 

Puis elle est montée, elle avait des larmes dans la voix tout en parlant fort, trop fort, un rectangle noir porteur de mauvaises nouvelles collé à l’oreille. Elle voulait juste savoir… Savoir pourquoi il la quittait, pourquoi il ne lui avait pas dit plus tôt qu’il ne l’aimait pas, ce qu’elle aurait pu faire différemment. Sans même me voir ou se rendre compte de ma présence, elle m’a aspirée dans son univers, dans son intimité tourmentée. Je n’existe pas, mais je sais tout, je ressens tout. Son amour brisé, son chagrin. Elle me les envoie à la figure sans retenue. Elle est seule au monde, avec celui qui la quitte. 

Peut-être demain changera-t-elle son statut Facebook, passant publiquement de « en couple » à célibataire. Ses amies commenteront, s’apitoieront, la consoleront, aux yeux de tous. Elle leur racontera qu’il l’a jetée par téléphone, alors qu’elle était dans le bus. Sur le fait qu’elle avait pleuré alors qu’on pouvait l’entendre, qu’elle avait partagé son histoire avec moi, pas un mot, sûrement. 

Quand on a ce rectangle noir à l’oreille, les autres n’existent pas, ne comptent pas. Qu’ils soient embarrassés ou touchés par cette vie intime étalée n’a apparemment aucune importance. Pourtant, me voilà envahie d’émotions, extraite de ma rêverie nocturne. Cette inconnue m’a happée, contre mon gré. Elle descend du bus, toujours en pleurant dans son téléphone. Et maintenant, j’ai froid.

Vacances de rêve

Remplir la valise est une souffrance. Comment prévoir ce qu’on va faire, la météo, les envies soudaines de porter cette robe ou cette paire de chaussures en particulier? Faire ses bagages est une épreuve jalonnée de renoncements et de concessions, avec en ligne de mire un futur proche incertain et non maîtrisable. 

La valise est enfin bouclée (en pestant et en s’asseyant dessus pour tenter de la fermer après avoir dû en extraire une paire de bottes qui aurait pu éventuellement être utile mêmes dans les îles), les plantes arrosées (noyées même), les stores baissés, le chat casé chez la voisine, le frigo vidé et éteint (oui, on a pensé à laisser la porte entrouverte), l’alarme enclenchée. Mais on tout de même un petit pincement au coeur en tournant la clef: et si on nous cambriolait, et si nos orchidées tournaient de l’oeil? On vérifie dix fois fébrilement qu’on a bien les passeports, les billets d’avion, le mail de réservation de l’hôtel. 

Arrive le moment où il faut devenir esclave de sa montre. Le bus, le train, l’avion ne nous attendront pas. Et comme on a peur de tous les rater, on se pointe des heures à l’avance. Toujours trop tôt, pour être sûrs de ne pas stresser. Alors on boit des cafés, on vérifie l’heure, on reboit des cafés, et l’attente finit par nous stresser autant que la course évitée avec soin. 

On ne sait pas ce qu’on va trouver au bout du voyage. L’hôtel, la piscine, la plage, la demi-pension, les excursions, seront-ils à la hauteur de nos attentes et de notre investissement? Rien n’est moins sûr. Si on part à plusieurs, on a tous les mêmes angoisses, alors forcément, pour relâcher la pression, on s’engueule. Celui qui a choisi la destination et fait les réservations se ronge les ongles. On le comprend. 

On nous a vendu du rêve sur catalogue, alors on veut du rêve, et on est bien décidés à ne rien lâcher. La moindre craquelure au plafond ou robinet qui fuit dans la chambre ou la location ne seront pas tolérés. Il faut que tout soit parfait. Après tout, on les a attendues toute l’année ces vacances, on les a méritées, merde. 

Et puis, une fois sur place après un voyage forcément infernal (un bébé inconsolable, un vieux qui crache ses poumons, un lourdingue qui enchaîne les cognacs et drague les hôtesses), on rationalise. On a pas le choix. La fente dans le mur, on ne la mentionne pas, l’absence de minibar, on le passe sous silence, le matelas défoncé, on l’ignore. On est en vacances, allez, on profite!

On court le matin pour choper la bonne table pour prendre le petit déjeuner avec vue sur la mer, on court ensuite sur la plage pour choper les chaises longues les plus proches de l’eau. On se badigeonne de coco, on cuit et on recuit, une face, puis l’autre. On écarte un peu les jambes et les orteils pour bronzer partout, pour pouvoir pavaner devant les collègues de bureau, au retour, et prouver, épiderme agressé à l’appui, qu’on a passé de bonnes vacances. Que ça en valait forcément la peine. 

La situation politique et sociale instables du pays? On a rien vu, on était dans un endroit protégé et sécurisé. Même dans les yeux du personnel local, on a rien vu, ils ont été bien briefés. La moindre lueur suspecte gâcheraient nos vacances. Les beautés naturelles et architecturales? Bien sûr, on s’est intéressés, on a fait plein d’excursions, d’ailleurs les preuves… pardon, les photos sont déjà sur Instagram. C’était génial, géant, il a fait beau, on a bien mangé, l’hôtel était magnifique, on a croisé des « locaux » charmants et avenants, on a rencontré des allemands sympathiques, et on a acheté plein de babioles. 

C’était la Turquie, la Tunisie, l’Egypte… qu’importe. Les hôtels, les plages et les cocktails y sont partout les mêmes. Et puis c’était pas cher, une aubaine, une affaire. On rentre un peu tristes, des souvenirs ensoleillés et standardisés pleins la tête. 

On tourne la clef avec appréhension. La maison sent le renfermé mais ouf, on a pas été cambriolés. Le frigo s’est refermé tout seul, cultivant du moisi en notre absence. Il va falloir le laver. On se rue au supermarché avant que ça ferme, on aère, on arrose les plantes, on va récupérer le chat, on vide la valise et on met une lessive (on a pas porté la moitié de ce qu’on avait emmené, mais on lavera tout quand même, vu que le sable s’est infiltré dans les moindres recoins), on poste encore quelques photos sur Facebook pour faire envie, puis on se couche enfin sur un bon matelas, notre matelas, épuisés. Demain, boulot à 8h. Et oui, il faut bien gagner au plus vite de quoi se payer nos prochaines vacances « de rêve ». 

Autant partir avant que ce soit trop grave

19 mars 1976. Le printemps est encore loin dans ce coin du Jura, mais la fonte des neiges a déjà commencé, plus haut. Le Mont d’Or, la Dent de Vaulion et la Vallée de Joux vomissent déjà les premiers relents de l’hiver dans l’Orbe. La rivière gronde, déborde, passant du jaunâtre le jour au blanc sale fluorescent la nuit.

C’est son anniversaire, elle a 10 ans, et elle va mourir. Tant qu’à faire, autant s’en aller le jour de son anniversaire, ça fera joli sur la tombe, et ça donnera du corps au drame: 19 mars 1966-19 mars 1976. De l’équilibre, de la symétrie. C’est beau la symétrie, ça crée du sens là où il n’y en a aucun. « Mourir le jour de sa naissance, quelle fatalité! ». Le genre de phrase qu’il lui plairait d’entendre, depuis là-dessous (pour ne pas dire depuis là-haut). Continuer d’exister grâce aux circonstances particulières de sa mort, c’est tentant.

3650 jours environ sur cette terre. Pas le temps d’y apposer la moindre empreinte, la moindre égratignure. Un papillon de nuit, éphémère, quelques battements d’ailes, quelques années d’école, quelques jeux, quelques disputes avec sa fratrie, et puis s’en va. Même pas eu le temps de se brûler les ailes. « Autant partir avant que ce soit trop grave » dirait-elle.

C’est le jour de son anniversaire, donc. Les bougies sont soufflées, le gâteau est englouti, les papiers cadeaux gisent dans le salon. Il est temps de prendre l’air, d’aller tester la canne à pêche reçue tantôt. Le symbole de Vallorbe étant la truite, quand on y grandit, on se doit de savoir tâter le poisson. C’est encore l’hiver ici, alors elle enfile un gros pull, des bottes en caoutchouc, une doudoune en plumes. Une tenue mortelle, en l’occurence.

Elle tire derrière elle un petit chariot de bois qui grince. Elle est optimiste, vise une pêche miraculeuse impossible à porter. Elle le sent le miracle, il est dans l’air, c’est son jour. Un copain d’école trotte à ses côtés, le dernier des invités à la fête, qui n’a pas voulu partir on dirait. Peut-être qu’il l’aime bien, en secret. Mais elle s’en fiche des garçons. Si elle savait, elle donnerait son premier/dernier baiser, là, dans le froid, les pieds dans la gadoue. Au moins ça.

La rivière est sortie de son lit, engloutissant les hautes herbes qui la bordent, rendant la démarcation entre le sol et l’eau impossible à déterminer. Elle s’approche, se penche, fascinée par la force et la vitesse du courant. A quelques centaines de mètres en aval, l’ancienne station d’épuration, théâtre de nombreuses parties de cache-cache et d’allumages clandestins de cigarettes. Elle se retourne vers celui à qui elle ne donnera jamais de baiser: « ça doit être bizarre de nager dans ce machin, non? ».

« Tu veux essayer? » crie-t-il, hilare, en faisant mine de la pousser. Il voulait plaisanter, juste lui faire peur, la retenir, mais sa main glisse sur la doudoune, et ne retient rien. Les hautes herbes humides et boueuses glissent sous ses bottes en plastique, elle perd l’équilibre, et plonge dans la soupe opaque.

« Ah ben, voilà, ça fait ça de nager dans ce machin », pense-t-elle d’abord. Sauf que le machin en question ne fait que quelques degrés, et lui coupe le souffle. Elle sent comme des serpents glacés s’insinuer dans ses bottes, sous son pull. Sa doudoune se gorge d’eau, s’alourdit. Le liquide et le ciel dansent devant ses yeux, luttant chacun pour s’imposer.

Elle respire, elle boit, elle respire. « Tiens, ça a le goût de neige, mais comme si on la mangeait à même la route », pense-t-elle. Puis ses poumons veulent y goûter aussi, semble-t-il. Etrangement, l’eau glacée se transforme en feu en y pénétrant. Elle analyse les sensations avec détachement, et observe avec intérêt ce petit tas pathétique de vêtements et de cheveux longs qui agite vainement les bras et les jambes pour se maintenir à flot dans le courant qui l’emporte vers les grilles rouillées de la station d’épuration.

Elle est morte, la suite de l’histoire ne la concerne plus.

Non, attendez, son coeur bat encore, très lentement. L’hypothermie a envoyé un message de survie à son cerveau affolé, le sang a afflué dans les organes vitaux, abandonnant les extrémités. Elle vit. Se réveille nue dans une baignoire, sous un flot brûlant cette fois. Des mains la frottent, la massent, la giflent. On crie son prénom, mais elle ne reconnaît pas les voix. « Ca suffit avec l’eau, maintenant » est sa première pensée à peine revenue des morts.

Elle vit, mais pendant des mois, elle se sent comme un cadavre. Chaque matin, au réveil, elle se touche, se malaxe, se pince, persuadée que sa chair va commencer à bleuir, se décomposer, puer, se détacher par lambeaux. « Normalement, je ne devrais pas être en train de manger, là, mais de pourrir », se dit-elle constamment. Elle a un plaisir malsain à aller traîner au cimetière du village, et à imaginer où elle aurait aimé avoir été enterrée.

La mort, sa mort, la fascinera pendant des années. Ces années qui lui sembleront volées à la fatalité, parfois même non méritées. Mais 46 d’entre elles ont passé depuis. Elle a aimé, enfanté, travaillé, voyagé, fait de son mieux pour vivre, en somme. Elle mange des truites (mais déjà pêchées), elle nage (mais aux Bains de Lavey). Et quand elle retourne à Vallorbe, elle ne s’approche ni de l’Orbe, ni du cimetière.

Lettre à une personne âgée

Je vous envoie ces mots comme des bulles de savon…
Je souffle doucement dessus pour qu’elles s’envolent
Et vous parviennent, légères et scintillantes.

Tous les jours, je pense à vous,
Vous n’êtes pas seule,
Je vous prends dans mes bras.

Aujourd’hui, vous êtes ma mère, mon père.
Ma grand-mère, mon grand-père.
Je tiens à vous comme je tiens à eux.

Je remercie toutes les personnes qui vous entourent
Qui s’occupent de vous au quotidien,
Elles sont là aujourd’hui, elles seront là demain.

Puisse cette lettre mettre un sourire sur vos lèvres,
Jusqu’à demain,
Et le jour d’après.

Comme un enfant, je fais des bulles.
Levez la main,
Attrapez-les…