Archives de l’auteur : Catherine Armand

Dans les étoiles

Je me coule…

Dans ces draps blancs, d’un blanc frais qui ne juge pas mais ne promet rien,

Dans cette eau bleue, d’un bleu qui nettoie mon âme et me récure le coeur,

Dans ces ors qui éclairent froidement mes failles et mes aspérités,

Dans ces verroteries dont les facettes renvoient mille fois mon reflet, alors même que je souhaite me perdre et m’oublier,

Dans ces décors feutrés aux émotions neutralisées et aux couloirs numérotés,

Je me coule dans les étoiles,

Je coule, mais j’inspire,

Je coule, mais je respire.

Chronique genevoise : L’homme du bus

Il est là tous les jours, dans le bus 9. Il respire fort, halète, râle. La gêne est palpable. Dans la ville, qu’on passe ou qu’on s’attarde, les bruits ne sont pas admis. On se doit de respirer doucement, d’être discrètement vivant.

On peut parler à tue-tête dans son téléphone, y jeter sa vie en pâture, ça oui. Mais une respiration lourde et sifflante, non. Surtout si elle trahit la maladie. Elle ne doit pas se voir, s’entendre ou se montrer. Elle est indécente, dérangeante, elle bouscule notre quotidien bien maîtrisé.

Et si c’était un pervers? Et si ces bruits importuns trahissaient un désir ou un plaisir coupable? Ces râles sont presque des cris de détresse, et c’est peut-être ce qui dérange le plus. Le silence permet la transparence, la disparition. Le bruit impose l’existence. Une existence sans concession, sans faux-semblant, sans barrières de bienséance, de correction.

L’homme dérange. Il est malade et ça se voit, il est malade et ça s’entend, il est malade est ça se sait. Les voyageurs de la ligne 9 entrent malgré eux dans son malheur. Je descends, et le bruit râpeux se réfugie derrière les portes qui se referment.

Chronique genevoise : L’homme en noir

Il entame ses journées riveté à la terrasse de ce petit café presque sans nom. Une terrasse microscopique, avec ses tables jetées sur le trottoir étroit et coincées à l’angle de l’immeuble, dans une allée jonchée de feuilles mortes. En symbiose avec son livre, tête baissée, il semble s’être depuis longtemps affranchi du brouhaha ambiant. Les passants, les trams, les voitures, font visiblement un détour autour de la bulle dans laquelle il s’est réfugié.

De jour en jour, incluse dans la masse pressée des piétons anonymes, je lui jette un regard intrigué. Tantôt exposé à la poussière de la rue, tantôt protégé du vent dans la pénombre de l’allée, il lit. La mise est sombre et froissée, le cheveu n’ayant pas encore triomphé de ses errances nocturnes, la barbe comme rempart.

Recroquevillé dans un cocon de mots, habillé de pensées, il tourne les pages et allume sa cigarette comme au ralenti. Son corps semble replié sur lui-même, comme pour se fondre dans la ville, humer ses bruissements, mais sans attirer les regards étrangers ou intrusifs. Il est là, sans y être vraiment.

Et pourtant, c’est ainsi, dans son état d’ombre, qu’il s’est mis à exister à mes yeux. Il est immobile, et moi, je ne fais que passer, dans sa rue, dans sa vie, ou plutôt dans ce moment de vie. Un fantôme en mouvement, s’attardant sur un fantôme immobile. Et pourtant, il semble presque attendre que je vienne à lui et lui demande timidement: « Que lisez-vous? ».

Fable de St Valentin

Une attirance secrète. Vous la croisez de temps à autre chez des amis. Quand elle vous frôle ou vous regarde, vous frissonnez. Quand elle vous parle, vous vous liquéfiez. Votre pauvre cerveau saturé de phényléthylamine et d’endorphines s’affole, et la pompe suit le mouvement. Vous êtes atrocement timide, et elle reste à ce jour persuadée que vous souffrez d’une étrange fièvre ramenée des Tropiques. En tout cas, c’est l’explication désastreuse que vous avez bafouillé quand elle vous a demandé si tout allait bien, inquiète de voir suer, rougir et trembler.

Si vous n’aviez pas si peur, vous vous jetteriez à ses pieds, vous chanteriez sous son balcon, vous lui enverriez une lettre enflammée. Mais même un mail ou un sms, vous n’osez pas. Le plus téméraire que vous ayez tenté a été d’aimer toutes ses photos de profil sur Facebook, en espérant qu’elle saisisse l’allusion subtile.

Depuis, elle vous évite soigneusement. Si vous n’étiez pas déjà si fragile, je vous dirais qu’elle vous a pris pour un pervers et un harceleur. Alors que vous êtes juste fébrile, désorienté et impuissant à vous déclarer. De la sérénade au sms, rien ne vous protégera jamais contre le rejet. Oui, la déclaration reste risquée, mais c’est aussi ce qui fait le charme du jeu de séduction. Vous n’en êtes pas convaincu, vous ne voyez rien de charmant dans le doute, l’incertitude et la souffrance silencieuse.

Aimez jusqu’à la lie, et dites-le, que diable. Mettez-y des mots, des vrais! Des mots brûlants ou caressants, mais qui retournent les tripes, qui déboussolent, qui atomisent, qui coupent le souffle. Ou alors n’aimez pas, et taisez-vous. Le vrai romantique est angoissé, torturé, il a une peur panique de ne pas être aimé en retour, mais il jette néanmoins son coeur dans la bataille, il prend tous les risques, et il s’exprime, avec ses propres mots. Peu importe qu’il soit gauche ou qu’il n’ait pas le talent d’un Lamartine, s’il est déraisonnable, imprévisible, incohérent, touchant.

« Je traite mon coeur comme un petit enfant malade. Je lui cède en tout » (Goethe).

Déclaration d’amitié

C’est la Saint Valentin, mais je ne vous parlerai pas d’amour. Non, je laisse ce plaisir aux médias et aux grandes surfaces, qui ne manqueront pas ce jour de vous balancer sous le nez les symboles des affres de cet affolement musculaire sous la forme d’un article sucré ou d’une boîte de chocs à CHF 14.90.

Et pourtant, il y aurait tant à dire. Mais cela signifierait parler de moi, de mes émois, et de mes errances aussi. Faire un choix entre le jardin secret et la décharge publique est aisé.

Je ne vous parlerai pas plus d’amitié. Comme ce sentiment a miraculeusement réussi à ce jour à échapper à la récupération commerciale, la Migros ne vous en parlera pas plus. Ca n’est pas vendeur l’amitié, c’est trop stable, trop fort, trop vrai, trop pur. Ah si, sur le petit écran parfois, on tente de la capturer dans des fromages virilement partagés après une rando ou des crèmes légères qu’on balance dans la sauce aux champignons pendant que les potes se marrent au salon. Mais ça reste anecdotique, même pas digne d’avoir sa propre Saint Machin.

Et pourtant, il y aurait tant à dire. Mais cela signifierait encore une fois parler de moi, et d’eux, d’elles. Qui sont là, quoiqu’il arrive. Je vous aime mes amis !

Chronique genevoise : L’homme aux échecs

Dans son pays, il devait jouer aux échecs. Sur les terrasses protégées du soleil par des canisses usées, sur une île oubliée de l’Adriatique. Là-bas, ce devait être un roi. Ici, il n’est rien. Il ne parle pas le français, et ne bafouille péniblement qu’un peu d’anglais. Aux Bastions, autour des jeux d’échecs, on parle pas l’anglais. L’homme ne joue pas, même si le langage du jeu est universel.

Il est grand, bien bâti, le crâne lisse, et ses gestes sont doux, mesurés, lorsqu’il fouille la poche de sa veste sans y penser, à la recherche d’une tige pour occuper ses gros doigts. Peut-être parce que s’il ne les contrôlait pas à chaque instant, ils lui échapperaient.

Il semble avoir tout vu, tout vécu. Le pire, en tout cas. Oui, sa douceur semble contenue, artificielle. A l’intérieur, c’est le tumulte, il bouillonne. Il en dû en vivre des terreurs, là-bas. Les perpétrer, même, peut-être.

On a du mal à l’imaginer, à le voir comme ça, tranquillement assis à suivre des yeux les mouvements des pièces noires et blanches que les joueurs soulèvent avec détermination, concentration. Il aurait bien envie de jouer, mais cela fait longtemps qu’il ne joue plus à rien. Sinon à se faire mal, à se saouler, pour se punir. Mais se punir de quoi? « Si tu savais… », semble-t-il me dire.

Les joueurs l’ignorent, s’écartent en tournant autour des échiquiers. Ce n’est pas du respect qu’il inspire, mais une peur diffuse. Il voudrait être, vivre, aimer, ou juste jouer aux échecs. Mais regarder vivre devient pour lui vivre, c’est tout ce qu’il s’autorise désormais parmi les hommes.

Chronique genevoise : L’homme sur le banc

Il tient compagnie à un homme de bronze. Il lui parle, et ne semble pas s’offusquer qu’on ne lui réponde pas. Après tout, personne ne lui répond jamais non plus, parmi les hommes de chair et de sang. Alors, ça ne change pas grand chose, finalement. Tant qu’à parler à quelqu’un, autant que ce soit à une statue, son mutisme étant bien plus acceptable que celui des passants.

S’il est devenu un fantôme dans la ville, c’est parce qu’il a besoin de quelque chose. D’un toit, d’un boulot, d’attention, d’argent. Mais le voilà qui informe à grands cris l’effigie d’André L’Huillier qu’il a un domicile, « il ne faut pas croire ». On le prend pour un SDF, mais il a sa fierté, et tient à mettre les choses au point. C’est juste que chez lui, ce n’est pas vraiment chez lui. Ce logement fourni par les services sociaux, il ne l’a jamais investi, jamais vraiment habité. Il y vit, parfois, la nuit. C’est une coquille vide, alors que la ville, ce banc, cette statue, eux, existent pour de bon. Pour lui et surtout pour d’autres.

C’est d’ailleurs parce que ce banc vit par d’autres qu’il s’y sent bien. A lui tout seul, il n’est pas capable s’insuffler de la vie à un lieu. Il n’en a déjà pas assez pour remplir son propre corps. Alors il s’accroche aux lieux publics, comme un coquillage à son rocher. Le ressac, celui qui l’abreuve, c’est le flot de voyageurs qui s’écoule du tram 12. Cette vague l’effleure, et parfois le submerge.

L’homme de bronze est comme lui, ils se sont reconnus. Figés et sans vie tous les deux. Lui par moments, l’autre pour toujours.

Nez à nez

Nous sommes ce que nous sentons, mais nous l’occultons, le cachons, l’annihilons. Notre odeur naturelle, avec ses variations, est bien trop révélatrice, elle n’a pas sa place dans les relations humaines codifiées et maîtrisées.

Et pourtant, tant que l’on a pas senti et été senti, on ne peut pas s’aimer. Pas vraiment. Face à face, nez à nez, la compatibilité chimique se révèle, et les exhalations des peaux se choisissent, peut-être.

Pas de déodorant « fraîcheur longue durée », pas d’effluves onéreuses en flacon. De la moiteur sous les aisselles, la peau nue de tout artifice. La liberté olfactive, et un échange intense de phéromones, même cela ne dure que le temps d’un café partagé ou d’un corps à corps éphémère. Après? C’est une autre histoire.

Les vieux bistrots

J’aime par-dessus tout les vieux bistrots laissés dans leur jus : les boiseries, l’ambiance sombre et feutrée, les banquettes usées, la déco poussiéreuse et bigarrée, les peintures murales passées, les affiches anciennes. Mais ces havres de paix hors du temps sont petit à petit remplacés par des bars lounges, des « concept food », des expériences vegan, des self services sans âme, ou autres usines à hamburgers « maison ».

Les retraités qui tapaient le carton ou les ouvriers qui ouvraient leur journée au ballon de blanc n’osent plus trop y mettre les pieds. Certains de ces lieux de vie et de rencontres improbables sont devenus des « aventures un peu folles entre potes » qui rêvaient d’ouvrir un resto original et différent, et qui sont finalement tous les mêmes, aseptisés et impersonnels.

Quand par chance vos pas vous guident vers un vrai bistrot à l’ancienne, prenez votre temps. Lancez une oeillade aguicheuse à votre moitié par-dessus le menu au cuir craquelé ; embrassez d’un coup d’oeil une multitude de possibilités roboratives ; tournez les pages avec gourmandise, ne sachant pas encore quelles merveilles vous attendent de l’autre côté.

Loin de ces QR codes qu’il faut scanner avec son téléphone (qu’on avait pourtant prévu de laisser au fond du sac) pour trouver un menu à scroller laborieusement, agrémenté de photos des plats façon kebab, enlevant par là tout le plaisir de la découverte visuelle, prélude indispensable à la découverte gustative.

Au moment de payer, pas besoin d’aller faire la queue côte à côte devant une improbable caisse positionnée près de l’entrée, et qui empêche tout jeu de séduction autour de l’addition. Le petit papier arrive jusqu’à votre table dans une pochette de cuir, votre main et la sienne s’avancent simultanément pour s’en saisir, se frôlent, les regards se troublent, jusqu’à ce que l’un des deux murmure « Laisse, c’est moi qui t’invite ».

En PS, quelques adresses que j’aime bien dans la région : le café Babel à Bardonnex, Au Renfort à Sézegnin, le café du Soleil au Petit-Saconnex, La Fontaine à Sezenove, l’auberge de Choully, l’auberge de Gy, l’auberge des Vieux-Chênes à Presinge, le Vieux-Carouge à Carouge, la Pinte Besson à Lausanne, le café de la Poste à Cully…

Retrouvailles

Il était heureux. Après des décennies de vie bien remplie, il avait retrouvé son amour de jeunesse. Immédiatement, cela avait été une évidence. Pas besoin de jeu, de mots, pas de questionnements, de doutes ou de peurs. Des retrouvailles comme dans un rêve, comme on en voit dans les films, tellement cinématographiques qu’on a du mal à y croire. Trop beau, trop parfait, même sans ralenti, même sans musique de fond.

Lui-même aurait pu ne pas y croire, et pourtant il y avait cru. Il avait plongé dans ce bain d’amour retrouvé les yeux fermés et le cœur grand ouvert. Le doux regard qu’elle avait porté sur lui avait effacé en un instant le fossé des années perdues.

Son histoire m’a touchée et a fait écho à la mienne. La force du destin, qui se présente sans crier gare. Un simple email, qui m’avait fait soudain remonter dans le temps. « Es-tu Catherine, ma Catherine ? », me demandait-il 30 ans plus tard.

J’avais 15 ans, lui 16. Il ne parlait pas un mot de français, et moi pas un mot d’allemand, ou presque. Au grand désespoir de Mme Bartz, ma prof d’allemand au collège de Vallorbe. Et là, soudain, dans cette cour d’école allemande ou j’avais atterri pour une semaine d’observation, l’envie de parler la langue de Nena m’a submergée. C’est comme si 99 luftballons s’étaient gonflés dans mon petit cœur d’adolescente. Ses boucles noires, son regard intense, et son air renfrogné de mauvais garçon avaient révélé en moi une passion soudaine pour le Hochdeutsch. De voyages chaperonnés en échanges épistolaires laborieux, notre petite idylle presque platonique avait duré quelques mois, tout au plus.

30 ans plus tard, donc, celui qui m’écrit, puis se déplace depuis Francfort pour me retrouver est tout autre. Il n’est visiblement pas venu jusqu’à moi pour me parler de mes beaux yeux, ni même du passé. Nous sommes devant son hôtel genevois, et ce qu’il veut, c’est ce que nous avions éludé en 1981, c’est-à-dire faire (enfin) l’amour. Mais avec un petit, tout petit A. Un A comme « action ».

Nous ne sommes plus des gamins, après tout, et le chemin parcouru se doit d’être récompensé. La magie espérée et attendue de ces retrouvailles tardives doit se concrétiser à tout prix, si possible vite et bien. Pour pouvoir raconter la belle histoire, faire rêver ceux qui viendraient aux nouvelles. Pour ne pas devoir renoncer à témoigner d’une situation tellement romantique et cocasse. Que ne ferait-on pas pour se rendre intéressant !

Je ris aujourd’hui de ces émois post-adolescents tardifs, qui m’avaient paru à l’époque uniques et intenses. 30 plus tard, nous voulions que l’illusion perdure et nous faire croire que ces élans trépassés pourraient se transformer en une histoire d’adultes. Nos corps se sont agités, nos cœurs ont battu en désordre, nos voix se sont élevées en dissonance. Rien à voir, rien à faire, rien à vivre, rien à partager sinon des souvenirs diffus et décalés. Ces vaines gesticulations ont été pathétiques et inutiles, et ont fini par salir les quelques souvenirs de jeunesse qui s’étaient enjolivés au fil du temps grâce aux défaillances de nos mémoires.

De l’autre côté du miroir, elle et lui… eux. Ils s’en fichent d’être intéressants, ils ne veulent que s’aimer et rattraper le temps perdu. Ils vivent à fond, ils dansent, ils rient. A la vie, à la mort. C’est cette dernière qui a gagné, mais ce qu’il a vécu, il ne le revivra jamais, et elle restera à jamais à son doigt, et dans son cœur.