Chronique genevoise : L’homme aux échecs

Dans son pays, il devait jouer aux échecs. Sur les terrasses protégées du soleil par des canisses usées, sur une île oubliée de l’Adriatique. Là-bas, ce devait être un roi. Ici, il n’est rien. Il ne parle pas le français, et ne bafouille péniblement qu’un peu d’anglais. Aux Bastions, autour des jeux d’échecs, on parle pas l’anglais. L’homme ne joue pas, même si le langage du jeu est universel.

Il est grand, bien bâti, le crâne lisse, et ses gestes sont doux, mesurés, lorsqu’il fouille la poche de sa veste sans y penser, à la recherche d’une tige pour occuper ses gros doigts. Peut-être parce que s’il ne les contrôlait pas à chaque instant, ils lui échapperaient.

Il semble avoir tout vu, tout vécu. Le pire, en tout cas. Oui, sa douceur semble contenue, artificielle. A l’intérieur, c’est le tumulte, il bouillonne. Il en dû en vivre des terreurs, là-bas. Les perpétrer, même, peut-être.

On a du mal à l’imaginer, à le voir comme ça, tranquillement assis à suivre des yeux les mouvements des pièces noires et blanches que les joueurs soulèvent avec détermination, concentration. Il aurait bien envie de jouer, mais cela fait longtemps qu’il ne joue plus à rien. Sinon à se faire mal, à se saouler, pour se punir. Mais se punir de quoi? « Si tu savais… », semble-t-il me dire.

Les joueurs l’ignorent, s’écartent en tournant autour des échiquiers. Ce n’est pas du respect qu’il inspire, mais une peur diffuse. Il voudrait être, vivre, aimer, ou juste jouer aux échecs. Mais regarder vivre devient pour lui vivre, c’est tout ce qu’il s’autorise désormais parmi les hommes.

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