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Autant partir avant que ce soit trop grave

19 mars 1976. Le printemps est encore loin dans ce coin du Jura, mais la fonte des neiges a déjà commencé, plus haut. Le Mont d’Or, la Dent de Vaulion et la Vallée de Joux vomissent déjà les premiers relents de l’hiver dans l’Orbe. La rivière gronde, déborde, passant du jaunâtre le jour au blanc sale fluorescent la nuit.

C’est son anniversaire, elle a 10 ans, et elle va mourir. Tant qu’à faire, autant s’en aller le jour de son anniversaire, ça fera joli sur la tombe, et ça donnera du corps au drame: 19 mars 1966-19 mars 1976. De l’équilibre, de la symétrie. C’est beau la symétrie, ça crée du sens là où il n’y en a aucun. « Mourir le jour de sa naissance, quelle fatalité! ». Le genre de phrase qu’il lui plairait d’entendre, depuis là-dessous (pour ne pas dire depuis là-haut). Continuer d’exister grâce aux circonstances particulières de sa mort, c’est tentant.

3650 jours environ sur cette terre. Pas le temps d’y apposer la moindre empreinte, la moindre égratignure. Un papillon de nuit, éphémère, quelques battements d’ailes, quelques années d’école, quelques jeux, quelques disputes avec sa fratrie, et puis s’en va. Même pas eu le temps de se brûler les ailes. « Autant partir avant que ce soit trop grave » dirait-elle.

C’est le jour de son anniversaire, donc. Les bougies sont soufflées, le gâteau est englouti, les papiers cadeaux gisent dans le salon. Il est temps de prendre l’air, d’aller tester la canne à pêche reçue tantôt. Le symbole de Vallorbe étant la truite, quand on y grandit, on se doit de savoir tâter le poisson. C’est encore l’hiver ici, alors elle enfile un gros pull, des bottes en caoutchouc, une doudoune en plumes. Une tenue mortelle, en l’occurence.

Elle tire derrière elle un petit chariot de bois qui grince. Elle est optimiste, vise une pêche miraculeuse impossible à porter. Elle le sent le miracle, il est dans l’air, c’est son jour. Un copain d’école trotte à ses côtés, le dernier des invités à la fête, qui n’a pas voulu partir on dirait. Peut-être qu’il l’aime bien, en secret. Mais elle s’en fiche des garçons. Si elle savait, elle donnerait son premier/dernier baiser, là, dans le froid, les pieds dans la gadoue. Au moins ça.

La rivière est sortie de son lit, engloutissant les hautes herbes qui la bordent, rendant la démarcation entre le sol et l’eau impossible à déterminer. Elle s’approche, se penche, fascinée par la force et la vitesse du courant. A quelques centaines de mètres en aval, l’ancienne station d’épuration, théâtre de nombreuses parties de cache-cache et d’allumages clandestins de cigarettes. Elle se retourne vers celui à qui elle ne donnera jamais de baiser: « ça doit être bizarre de nager dans ce machin, non? ».

« Tu veux essayer? » crie-t-il, hilare, en faisant mine de la pousser. Il voulait plaisanter, juste lui faire peur, la retenir, mais sa main glisse sur la doudoune, et ne retient rien. Les hautes herbes humides et boueuses glissent sous ses bottes en plastique, elle perd l’équilibre, et plonge dans la soupe opaque.

« Ah ben, voilà, ça fait ça de nager dans ce machin », pense-t-elle d’abord. Sauf que le machin en question ne fait que quelques degrés, et lui coupe le souffle. Elle sent comme des serpents glacés s’insinuer dans ses bottes, sous son pull. Sa doudoune se gorge d’eau, s’alourdit. Le liquide et le ciel dansent devant ses yeux, luttant chacun pour s’imposer.

Elle respire, elle boit, elle respire. « Tiens, ça a le goût de neige, mais comme si on la mangeait à même la route », pense-t-elle. Puis ses poumons veulent y goûter aussi, semble-t-il. Etrangement, l’eau glacée se transforme en feu en y pénétrant. Elle analyse les sensations avec détachement, et observe avec intérêt ce petit tas pathétique de vêtements et de cheveux longs qui agite vainement les bras et les jambes pour se maintenir à flot dans le courant qui l’emporte vers les grilles rouillées de la station d’épuration.

Elle est morte, la suite de l’histoire ne la concerne plus.

Non, attendez, son coeur bat encore, très lentement. L’hypothermie a envoyé un message de survie à son cerveau affolé, le sang a afflué dans les organes vitaux, abandonnant les extrémités. Elle vit. Se réveille nue dans une baignoire, sous un flot brûlant cette fois. Des mains la frottent, la massent, la giflent. On crie son prénom, mais elle ne reconnaît pas les voix. « Ca suffit avec l’eau, maintenant » est sa première pensée à peine revenue des morts.

Elle vit, mais pendant des mois, elle se sent comme un cadavre. Chaque matin, au réveil, elle se touche, se malaxe, se pince, persuadée que sa chair va commencer à bleuir, se décomposer, puer, se détacher par lambeaux. « Normalement, je ne devrais pas être en train de manger, là, mais de pourrir », se dit-elle constamment. Elle a un plaisir malsain à aller traîner au cimetière du village, et à imaginer où elle aurait aimé avoir été enterrée.

La mort, sa mort, la fascinera pendant des années. Ces années qui lui sembleront volées à la fatalité, parfois même non méritées. Mais 46 d’entre elles ont passé depuis. Elle a aimé, enfanté, travaillé, voyagé, fait de son mieux pour vivre, en somme. Elle mange des truites (mais déjà pêchées), elle nage (mais aux Bains de Lavey). Et quand elle retourne à Vallorbe, elle ne s’approche ni de l’Orbe, ni du cimetière.