Archives mensuelles : avril 2019

Le photomaton

Face à soi-même dans cet isoloir sans pitié. Impersonnel et terriblement objectif, il ne renvoie que ce qu’on veut bien lui donner. C’est un ancien modèle, un vestige des années 90, un des derniers en Suisse. Quatre poses différentes, format vertical, en noir et blanc. Pas encore le choix de refuser le cliché, et de recommencer. Ce qui est fait, est fait.

Le premier flash nous surprend presque. On le regrette aussitôt. On va tenter de faire mieux. Un sourire plus franc, un regard moins vide, un air moins crispé. La dernière pose sera peut-être à sauver. On l’espère, car on n’a plus assez de monnaie.

Pose no1

Il a 16 ans, et moi 15. C’est le caïd de l’école, blouson de cuir, cheveux longs, prénom bosniaque. Je ne parle pas sa langue, bien qu’on tente de me l’inculquer depuis quatre ans déjà. Au désespoir de mon enseignante autrichienne, rien ne rentre. Puis, soudain, là, dans la cour de cette école allemande, mon coeur s’emballe, les mots me manquent, et je me triture le cerveau pour y rouvrir des tiroirs où j’espère que quelques « Wörter » se sont entassés pêle-mêle contre mon gré. J’accède à « Ich liebe dich », mais comme entrée en matière, ça n’est pas très recommandé. Les mains, les bouches et les corps finiront par parler. Puis, malgré les lettres enflammées péniblement traduites, ils se perdront. Trente ans plus tard, l’anglais permettra de combler les vides entre deux baisers, entre deux corps à corps. Mais il n’effacera jamais la distance entre nos villes, nos quotidiens, nos vies déjà trop vécues. L’odeur de naphtaline finira par devenir écoeurante. La photo est retournée dans la boîte, au fond d’un tiroir. D’où elle n’aurait jamais dû sortir.

Pose no2

L’envie de donner du sens. N’importe lequel, et avec n’importe qui. J’ai transgressé toutes les limites, pris frontalement tous les murs, en espérant que la douleur me rende enfin vivante, réelle, tangible. Je me sens vide, et c’est donc mon ventre que je décide de remplir. De vie, de battements de coeur, de liquide amniotique. Le sens, ce corps qui trimballe une âme inutile le trouvera là, dans le don de la vie. Le don ? A qui ? Au monde ? A l’humanité ? Non, à soi. A l’autre, aussi, parce qu’on croit l’aimer. Il cherchait du sens lui aussi, n’importe lequel, et avec n’importe qui. On s’est donné mutuellement un enfant, puis deux, pour exister ensemble. Ils ne suffiront pas. La photo de nous quatre, entassés, hilares, dans la cabine exiguë, finira dans un album que je n’ose plus parcourir.

Pose no3

Il évolue au milieu des diamants. Il me dit que je suis une pierre brute, encore à tailler, à ciseler pour en extraire la vraie beauté. Il s’y attelle, avec patience, mais dans l’ombre et le secret. Ces moments furtifs, volés à une autre femme, le rongent pourtant. Torturé, il finira par s’infliger une mort lente, une cellule rebelle après l’autre. Sur la photo, son sourire est éclatant, éternel.

Pose no4

Il semblait impossible qu’il entre dans la cabine. Encore moins de le voir s’asseoir, s’immobiliser un instant, se regarder et se sourire. Me sourire. Il abhorre les résultats prévisibles, d’autant plus s’ils doivent être obtenus dans un espace clos, pourvoyeur de portraits normalisés. Il voulait fuir, alors au moment de la photo, il a bougé. Il ressemble ainsi à un fantôme, dont le regard se perd au-delà du rideau. Mais le cliché est là, et je le garde précieusement. C’est une preuve.