Archives mensuelles : mars 2017

Tu veux faire quoi quand tu seras grande ?

Il y a eu cette envie d’être grand chef étoilé, sans passer par la case cuisinier.

Toute mon enfance j’ai vu mon père derrière les fourneaux, à mijoter amoureusement daubes, blanquettes, rognons, morue à la biscayenne et autres tripes à la mode de Caen. Ginette Mathiot était pour moi la femme idéale. « Je sais cuisiner » me narguait-elle en couverture. Elle avait même le culot de faire sauter la planète entière dans une poèle à frire, en talons et tablier à fleurs. Elle me promettait de m’apprendre 600 recettes faciles de 49 pays « tout en restant chez soi ». Quelle perspective alléchante. La femme moderne connaît tout du monde, mais reste chez soi, dans sa cuisine. C’est à cause d’elle que j’ai atterri à 16 ans dans les cuisines du Lausanne Palace. Une semaine à tuer des truites en leur fracassant la tête sur le rebord d’un comptoir en inox, une semaine à couper des tonnes d’oignons pour une soupe de banquet, une semaine à faire 10 kilos de mayonnaise d’un coup dans un mixeur géant digne de Star Trek. Le tout en deuxième sous-sol, sans fenêtre. La cuisine familiale et les promesses de Ginette étaient loin, très loin. Aussi loin que la cuisine du haut, celle de la mise en place, où l’on dispose artistiquement les ingrédients déjà émincés dans des assiettes élégantes. Ceux du haut, c’étaient les artistes, qui peignent les toiles à coups de poivrons ciselés, de champignons en duxelle, de carottes en julienne, de crevettes décortiquées, de poulet émincé. Ceux du bas, c’étaient les petites mains, qui préparent les pigments pour les maîtres. Qui coupent, qui tuent, qui pleurent, qui suent.

Après une semaine à trancher, notamment mes doigts, l’envie d’être grand chef est passée.

Il y a eu cette envie d’être esthéticienne, génie du maquillage, sans passer par la case du traitement du pore dilaté.

Adolescente, j’ai vu ma mère recevoir tous les mois le catalogue de vente par correspondance Yves Rocher. Plein de petits bons à découper, à coller dans des cases pour passer commande, comme des gomettes dans un album. De cadeaux par milliers pour tout achat du moindre rouge à lèvres. Des promesses de beauté éternelle, des crèmes miraculeuses. Des gammes entières de produits déclinés à partir du lilas ou du chèvrefeuille. Un vrai rêve de petite fille. J’ai harcelé ma mère des années pour qu’elle m’emmène à la source de toute cette magie, je veux dire l’Usine Yves Rocher en Bretagne. Tel Charlie qui rêve de rencontrer Willy Wonka à la chocolaterie, je rêvais de rencontrer Yves Rocher dans son usine. Je l’imaginais se baladant dans une barque dorée sur une rivière d’eau de toilette, commandant d’un geste de multiples nains affairés à façonner à la main savons et rouges à lèvres. Mais Yves n’existait pas, et les grosses machines bruyantes et inquiétantes ne ressemblaient en rien à des nains malicieux. L’énorme sac d’échantillons ne suffit pas à me faire garder la foi.

Après avoir pressé le dernier petit sachet d’échantillon de crème de jour et fini la dernière mini savonnette, l’envie d’être esthéticienne est passée.

Il y a eu cette envie d’être grand reporter, sans passer par la case journaliste à la locale.

Jeune adulte, j’ai écrit, et encore écrit. D’abord, je voulais être écrivain, mais ça contient trop de mots, un livre, et j’étais pressée de réussir. Je m’essayais aux nouvelles. J’ai même gagné un prix d’écriture une fois. Un voyage à Zurich en avion pour visiter les studios de la télé. Avec repas à la cafèt. J’étais tellement fière. C’est alors que mon père, entre deux fonds de sauce, me suggéra le journalisme. « Pour toi qui aimes faire court, tu seras servie », me disait-il. « Ton rédacteur en chef sabrera systématiquement la moitié de tes textes ». A l’uni, j’appris à mes dépens que le journaliste de base ne donnait pas son opinion. Il relatait des faits, de façon concise. Très concise, même, si possible.

Après un semestre à apprendre à rapporter des nouvelles insignifiantes tout en fermant soigneusement sa gueule, l’envie d’être grand reporter est passée.

Il y a eu cette envie d’être payée pour parcourir le monde, sans passer par la case hôtesse de l’air.

Il y a quelques années, j’ai rêvé de travailler pour le guide du routard, et de tester à l’oeil les hôtels, les restaurants, les musées du monde entier. Mes copines me disaient: « Tu veux voyager? Deviens plutôt hôtesse de l’air! ». Mais comme mon père me répétait souvent que si je ne travaillais pas bien à l’école, je finirais boniche dans un avion, je n’avais pas la moindre velléité de servir des plateaux repas à 10’000 pieds dans un espace confiné. Et pourtant…. j’ai testé, pendant trois jours sous l’oeil avide d’une caméra de TF1, les joies du service à bord. Engoncée dans une robe bleue et blanche qui me vieillissait de 10 ans, j’ai oeuvré sur des vols charters, entre Paris et Dakar. J’ai supporté les passagers aux mains baladeuses qu’il faut ménager, les passagers angoissés qu’il faut materner, les passagers exigeants devant lesquels il faut s’écraser (ah non, pardon, le mot « s’écraser » est interdit dans le manuel de la parfaite hôtesse). J’ai attendu comme un chien dans sa niche la petite lumière bleue de l' »appel passager », j’ai mis les doigts sur les bords des verres en servant à boire (un crime), j’ai mélangé le thé et le café, j’ai dormi assise sur un strapontin, j’ai vendu des parfums hors taxes, j’ai distribué des patchs de nicotine et des aspirines. Le moindre de mes gestes a été filmé, disséqué, monté puis montré à la télé, dans « Vis ma vie ». « Catherine saura-t-elle s’adapter? », se demandait Laurence Ferrari. « Rien n’est moins sûr », concluait-elle en lançant le reportage.

En effet Laurence, l’envie d’être hôtesse de l’air n’est pas venue, et celle de voyager pour le guide du routard est passée.

Aujourd’hui je suis grande (1m85 en fausses Louboutins), je ne suis ni cuisinier, ni esthéticienne, ni grand reporter, et je ne parcours pas le monde gratuitement. Mais je mijote des petits plats, je passe une heure à me maquiller tous les matins, j’écris sur mon blog, et je ne manque pas de m’envoyer en l’air de temps en temps. On pourrait dire que j’ai presque réussi ma vie.