Archives mensuelles : octobre 2013

La marge humaine

Le récent aveu de « burn out » du comédien Thierry Meury dans la presse m’interpelle par son courage et sa sincérité. Il devrait nous permettre de nous remettre en question et nous poser toutes et tous cette question essentielle: « Et moi, est-ce que je cours le risque d’un burn out? ».  Quel que soit notre domaine d’activité, ayons la lucidité de réaliser que la réponse sera, sauf si l’on s’est entièrement extrait du monde dit moderne, presque toujours « oui ». 

Il est en effet de bon ton dans notre société trépidante de « poursuivre ses rêves », de « tout donner », et pas seulement au niveau professionnel. Nos vies peuvent difficilement être abordées en dilettante ou avec une certaine paresse, sous peine de se voir accusés de « ne pas faire les choses à fond », ou de « ne rien faire jusqu’au bout ». Au-delà de la productivité que l’entreprise peut nous réclamer, nous nous imposons également de plus en plus d’être compétitifs dans tous les aspects de nos vies. La perfection est notre pire ennemi, et nous la nourrissons au quotidien de notre propre vitalité. 

Au-delà des enjeux professionnels, les réseaux sociaux peuvent également jouer un rôle dévastateur dans la spirale qui mène au burn out. Nos comptes Facebook, Twitter, Tumblr (et j’en passe) se doivent d’être alimentés, nourris, tels une bête féroce jamais rassasiée. Pourquoi? Parce que nos profils virtuels sont notre image donnée au monde, une image qui se doit d’être dynamique, productive, curieuse, avec des opinions, des prises de positions, des indignations, des loisirs, des amis, de bon repas, de belles vacances, des réussites professionnelles, des amours flamboyants. Ces leurres peuvent être, pour les plus fragiles d’entre-nous, des bouées qui maintiennent notre estime de nous-même à flot. 

Alors, en renonçant à des engagements et en s’éloignant pour s’offrir un espace de solitude, Thierry Meury a pris la bonne décision. Se donner du temps pour vivre, développer son imaginaire et sa créativité, ne rien faire ou même mal faire, est essentiel. Mais cela impose d’abandonner le culte des valeurs matérielles, de renoncer à certaines rentrées financières, et d’aller vers une certaine frugalité. 

On souhaite souvent à la victime de burn out de « se requinquer » et « revenir en pleine forme », c’est-à-dire de pouvoir reprendre le rythme effréné que ses engagements lui imposaient avant la « rupture ». Mais comme pour un régime efficace sur le long terme, rien ne sert de s’affamer pour reprendre ensuite une alimentation riche, car le corps se « vengera » en réagissant violemment et nous entraînant dans une spirale dont il sera difficile de sortir. Oui, l’effet « yo-yo » ne touche pas seulement le corps, mais aussi l’esprit. C’est donc un changement de vie profond qui devrait s’imposer, avec de nouvelles valeurs. Savoir dire « non » ou « stop » avec comme seule justification que l’on veut se préserver, et garder du temps pour la paresse, les divagations et les errances. 

L’utopie, le rêve à atteindre, ne seraient-il pas une certaine bienveillance envers nous-mêmes et nos faiblesses? Notre éthique personnelle pourrait être de s’accorder cette « marge humaine » chère à Romain Gary, ce refuge dans lequel l’approximation est reine. Elle nous permettrait de lutter contre une société envahissante et de nous protéger contre la tentation d’une ambition dévorante. La maladresse, l’à-peu-près, le renoncement, l’abandon, ne seraient-ils pas au fond nos vraies libertés, dans le sens où ils nous accordent un espace pour exprimer notre humanité et conserver notre dignité? 

« Saboteur de l’efficacité totale et du rendement absolu, iconoclaste de la sueur et du sang érigés en système de vie, il allait faire tout son possible pour que l’homme demeurât à jamais comme un bâton dans ces roues-là. Il défendait une marge où ce qui n’avait ni rendement utilitaire ni efficacité tangible mais demeurait dans l’âme humaine comme un besoin impérissable, pût se réfugier ».

Romain Gary, Les racines du ciel

Source d’inspiration (à lire absolument): « Romain Gary ou l’humanisme en fiction » de Nicolas Gelas (éditions L’Harmattan).