Article paru dans Bilan, sous le titre « Le digital mine l’écriture manuelle ».
« Je ne sais plus écrire à la main ! » s’inquiétait récemment le blogueur Matthias Lüfkens sur la plateforme Internet de Bilan, invitant les lecteurs à se questionner au sujet de leurs propres aptitudes au maniement du stylo.
Certes, nous sommes encore capables de faire une liste de courses sur un post it, de laisser une instruction sur le bureau d’un collègue ou de prendre quelques notes pendant une réunion. Mais qu’en est-il de l’écriture, sans ratures et de manière lisible, d’une vraie lettre ou d’un long texte? A l’ère des traitements de texte, des emails, des agendas électroniques, des blogs et des réseaux sociaux, nous exprimons principalement notre pensée via un clavier d’ordinateur, un ipad ou un smartphone. Et c’est une réalité qui ne concerne pas seulement les jeunes.
Notre dextérité manuelle s’est déplacée du stylo qui glisse aux phalanges qui tapotent, et l’écriture manuscrite est de moins en moins utilisée au quotidien. Au placard, nos pattes de mouche ou cœurs en guise de points sur les i. Les mots sensuellement tracés à la main sur un joli papier à lettres ont pris un coup de vieux. Mais le tout à l’informatique n’est pas seul responsable. Le besoin de transmettre rapidement des informations, de pouvoir éditer ses textes sans ratures, de corriger automatiquement son orthographe, nous sont devenus indispensables dans le monde du travail. Sortie de la prise de note personnelle, notre communication avec les autres a entièrement intégré ces fonctions. La productivité se doit aujourd’hui de passer avant le plaisir du geste.
« Sur mon bureau, il n’y a même plus de stylo. Quand je dois signer un document, j’emprunte le stylo d’un collègue », avoue encore Matthias Lüfkens dans son blog. Les ventes de fournitures pâtissent-elles effectivement de cette nouvelle tendance? « Étonnamment, non! », dément Jean-Marc Brachard, fondateur de la papeterie genevoise éponyme. « Avec les boutons de manchettes et la montre, le stylo haut de gamme reste le seul ornement qu’un homme peut s’offrir », analyse-t-il. Une dizaine de beaux stylos sont vendus chaque semaine dans cette enseigne de la rue de Corraterie, le plus souvent à des hommes entre 30 et 50 ans. La carterie de luxe tout comme les beaux papiers à lettre se vendent également toujours aussi bien. Il semble que la raréfaction de l’écriture manuelle lui confère désormais une plus grande valeur, et que celle-ci soit toujours privilégiée pour des échanges de qualité avec ses proches.
C’est le cas pour Frédérique Reeb-Landry, directrice générale de Procter & Gamble à Genève. Même si elle avoue être « une adepte inconditionnelle du numérique et du virtuel au niveau professionnel », pour ses échanges plus personnels, la cheffe d’entreprise de 47 ans choisit exclusivement l’écriture à la main, celle-ci lui permettant « de mettre plus de chaleur et de personnalité dans le message ». Elle avoue d’ailleurs posséder une demi-douzaine de plumes de couleurs d’encre différentes!
Ainsi, notre écriture serait en passe de devenir plus une forme d’expression personnelle qu’un véritable moyen de communication de base. Malgré cette aura dont semble toujours bénéficier l’écriture manuelle, elle n’en est pas moins menacée de disparition à moyen terme. Le quotidien allemand Bild (le premier d’Europe en nombre d’exemplaires) titrait au mois de juin dernier « Au secours, l’écriture manuelle se meurt! » avec sa Une entièrement rédigée à la main. Un cri d’alarme bien pensé et marquant, même s’il semble que rien ne pourra plus inverser la tendance.
Selon plusieurs études menées aux Etats-Unis et rapportées dans le « Journal of Cognitive Neuroscience », la perte de l’écriture manuelle nuirait au développement d’une certaine partie du cerveau. En effet, l’usage de la main pour une fonction aussi précise que la formation de lettres et de mots en écriture liée stimule l’activité cérébrale, notamment les régions du cerveau dédiées au langage et à la mémoire. Régions qui ne sont pas mises à contribution lorsqu’on appuie sur une touche de clavier ou lorsqu’on tapote sur son ipad ou son smartphone. Notre cerveau, avec sa formidable capacité d’adaptation, a intégré ces nouvelles habitudes d’écriture au clavier, tout en délaissant ses capacités pour les mouvements fins des doigts et du poignet. Résultat, une raideur et une fatigue rapides lorsqu’on utilise un stylo ou une plume plus de quelques minutes. Comme pour l’entraînement musculaire, moins on pratique, plus cela devient difficile, jusqu’à la perte quasi totale de la capacité à écrire correctement.
À terme, l’omniprésence des outils informatiques, ainsi que les exigences d’efficacité et de rentabilité imposées par le monde du travail, pourraient rendre les futures générations entièrement dépendantes des claviers et écrans tactiles pour communiquer, réduisant l’écriture manuelle à la portion congrue. Quelques mots mal griffonnés ici ou là sur des post it ou des cartes de vœux nous rappelleront peut-être avec nostalgie le temps des correspondances à l’encre violette sur des papiers à lettres agrémentés de loups ou de dauphins, avec enveloppes assorties.