Archives mensuelles : Mai 2013

J’ai deux amours

Le livre. Je le tiens entre mes mains, je ne veux pas le lâcher. La dernière page s’est tournée et je le quitte à contre coeur. Il est devenu un ami, de ceux avec qui on partage ses nuits sans les voir passer. Des nuits à se passionner, à se dévorer, à frémir d’aise. Des nuits où nous étions seuls au monde, lui et moi. L’histoire est terminée, il m’a tout donné, et j’ai tout pris avec avidité. Je sais que je le retrouverai, un jour. Car ces émotions-là ne s’oublient pas, et il suffira qu’il s’ouvre à nouveau pour que tout recommence. Avec cette fois non pas le désir de découvrir, mais le plaisir de retrouver. 

En attendant, il va rejoindre les autres. Ceux qui m’ont transportée et émue, comme lui a su le faire. Ils sont tous là, bien alignés, depuis la collection de science-fiction offerte par mon père dans ma jeunesse jusqu’aux derniers auteurs genevois du moment. Ils sont l’histoire de mes penchants, de mes curiosités, de mes passions, de mes rencontres, de mes errances, parfois. D’année en année, ils grignotent de la place, une étagère de plus par ici, un nouveau tas en équilibre par là. Beaucoup sont partis, prêtés ou donnés, ils voyagent, sur un banc, dans la famille, ou dans une boîte d’échange entre voisins. Mais je les aime, tous. 

Puis on m’a offert une liseuse. 

Un rectangle noir tout simple avec quelques boutons, un modèle de base. Sûr de me séduire par sa simple existence, ce petit objet s’est présenté à moi sans prétention, sans rétro-éclairage et sans écran tactile. « Il peut contenir TOUS les livres de ta bibliothèque, et bien plus encore », me clamait-on en me tendant la chose. Plus de papier, plus de pages à tourner ou à corner. On appuie sur des boutons ou on crée des signets. 

Une amie en avait fièrement sorti un de son sac l’année dernière, et me l’avait mis sous le nez comme s’il s’agissait de la Pierre de Rosette. J’avais fait la moue, et un pas en arrière. Cet objet barbare ne passerait pas par moi, je resterais fidèle aux vrais livres, quoiqu’il arrive! Aux sensations qu’ils me procurent quand je les touche, les caresse, les maltraite même. Aux souvenirs qu’ils transportent entre leurs pages: un peu de sable d’une plage bretonne, une feuille ou une fleur séchées ayant servi de marque-page de fortune, de la cendre de cigarette ou une tache de café. 

La liseuse. Je la tiens pourtant entre mes mains comme si c’était la grande invention de l’année. Peu importe si sa mort est déjà annoncée au profit des tablettes multi-usages, pour moi c’est entièrement nouveau, et oubliant mon amour inconditionnel pour le livre papier, je me lance dans cette aventure infidèle et en complète contradiction avec mes convictions. Je nourris la petite bête de quelques livres numériques téléchargés en quelques secondes pour pas un rond, et nous sortons, elle et moi. 

Premier constat, ça ne pèse rien. Mon sac à main me semble si léger sans le gros pavé ou le lots de livres de poche que j’y trimballe à tout bout de champ. Nous prenons le bus, et coincée debout entre une aisselle douteuse et une poussette habitée d’un cri continu, je parviens tout de même à attaquer la lecture. Deuxième constat, une seule main suffit, les petits boutons permettant de tourner les pages étant judicieusement placés. Troisième constat, aucun besoin me contorsionner pour extraire de mon sac mes lunettes de lecture, puisque je peux d’un clic adapter la taille des caractères à la situation. Je crois que je commence à m’attacher. C’est le plat du jour/lecture qui a achevé de me convaincre. Fini de manger maladroitement d’une seule main en plaquant de l’autre le bouquin récalcitrant sur la table pour qu’il reste ouvert. Ma liseuse accompagne sereinement un repas de midi savouré à deux mains. Ca y est, je l’aime. 

Dorénavant, comme Joséphine Baker en son temps, j’ai deux amours, mais les miens sont ma liseuse et le livre. Après tout, pourquoi seraient-ils incompatibles? Bien assise dans mon fauteuil ou lovée dans mon lit le soir, je privilégierai toujours le livre papier, gardant la liseuse pour les déplacements et les situations moins confortables. On prédit que l’avènement du ebook tuera le livre, mais le danger réside moins dans le support lui-même que dans le téléchargement des contenus. S’il semble normal, tout comme pour la musique, de payer moins cher un livre numérique, avoir la possibilité de se procurer illégalement les oeuvres complètes d’un auteur vivant (et qui doit donc payer ses factures) d’un simple clic et en quelques minutes me met mal à l’aise. D’autant plus que la légèreté des fichiers texte permet des transferts très rapides et que les liens de téléchargements sont légion.

Amoureuse des mots et de ceux qui les manient avec talent, je résisterai à la tentation. D’ailleurs, je viens d’effacer les quelques livres piratés dont j’avais le premier jour nourri ma liseuse, pour faire mon premier achat en ligne. Allez, je vous laisse, j’ai toutes sortes de livres à lire.