« Fifty shades of Grey » est le livre le plus vendu de tous les temps au Royaume Uni. Sans aucune prétention sinon celle de faire plaisir aux femmes, sans nominations à des prix prestigieux, il s’impose comme le livre événement de l’année, en Europe comme aux USA. Lu majoritairement par les femmes, certains affirment que son succès sans précédent révélerait une sexualité féminine de plus en plus libérée, avec des femmes prêtes à faire face à leurs désirs.
Permettez-moi d’en douter. Je trouve au contraire cette bouffée de chaleur soudaine et collective plutôt inquiétante. Mais que se passe-t-il (ou ne se passe-t-il pas) dans les chambres à coucher pour qu’on voie tant de femmes accueillir ce livre comme une révélation divine et sembler enfin découvrir le sexe et ses petits jeux connexes? Les ventes de sex toys ont explosé aux USA (+600% pour les boules de geisha et +500% pour les cravaches), comme si ces objets venaient d’être inventés et lancés sur le marché à grand coups de campagnes de publicité et plans marketing. Hallucinant, mais fascinant.
Les critiques jugent avec dédain les parties de jambes en l’air de « Fifty shades of Grey », les déclarant aseptisées, normées, codifiées, cucul, sans force sexuelle entre les protagonistes, « juste ce qu’il faut pour émoustiller les jeunes ou les femmes qui ne sont pas habitués à ça ». Mais le livre n’est-il pas justement destiné aux femmes qui n’y sont pas habituées et qui fantasment sur une vie sexuelle libérée et sans tabous? Celles qui le sont déjà n’ont-elles pas d’autres lectures, et déjà tous les accessoires et jouets pour adultes à portée de main? Ces dernières ne sont pas la cible visée par E.L James, c’est évident.
Le plus amusant et intriguant, c’est que l’auteure avoue n’avoir jamais elle-même pratiqué le sadomasochisme: « Je ne suis pas allées à des soirées SM. J’ai lu pas mal de livres et je suis allée sur Internet. Pour le reste, j’ai fait travailler mon imagination », avoue-t-elle dans une interview accordée au journal français Métro. Elle déclare aussi avoir testé les scènes de sexe avec son mari, pour voir si ce qu’elle racontait fonctionnait. « Mais nous étions habillés! », croit-elle bon de préciser. Madame « mummy porn », comme on l’appelle désormais, testant chastement les chorégraphies sexuelles de son livre? Positivement ridicule. Serait-elle moins libérée qu’il n’y paraît, la dame grâce à qui des millions de femmes ont désormais, comme son héroïne Ana Steele, « les hormones en ébullition »?
Ridicule, mais néanmoins étonnant. E.L James aurait donc l’incroyable faculté d’arriver à rendre crédibles des situations SM extrêmement détaillées, sans rien y connaître. Cela force le respect. Car même si assez pauvres au niveau littéraire, les scènes sonnent justes et sont bien documentées. Certes, de vrais adeptes du SM font entendre leur voix ici ou là, pointant des erreurs flagrantes ou des situations dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas (notamment dans les termes du « contrat » entre le dominant et la soumise), mais dans l’ensemble, tout cela se tient assez bien.
Autres polémiques soulevées par le livre, celle d’une image dégradante de la femme et d’une supposée incitation aux violences conjugales. Selon certaines associations américaines luttant contre les violences faites au femmes, ce livre « normalise les abus, dégrade les femmes, et encourage les violences sexuelles ». Faire un tel amalgame entre violences sexuelles et jeu SM consenti est hypocrite et opportuniste. Tous les adeptes de SM vous le diront: les pratiques impliquent toujours un grand respect de l’autre et une maîtrise totale des limites. C’est d’ailleurs ainsi que la relation dominant/soumise est présentée dans « Fifty shades of Grey ».
Alors, bien sûr, comme le disait Roselyne Bachelot dans l’émission « Le Grand 8 » de Laurence Ferrari, après une lecture à haute voix pleine de mépris et d’ironie, « c’est de la daube ». Je ne dirai pas le contraire. Mais ce livre a d’autres qualités, et notamment celle d’avoir su s’engouffrer dans un créneau encore peu exploité, celui du roman Harlequin « avec du cul ». Quelle femme n’a jamais rêvé de voir ce que le Prince Charmant cache sous son collant? Et surtout, quelle femme n’a jamais rêvé de le voir « baiser brutalement », comme le dit Christian Grey, son innocente princesse?
« Fifty shades of Grey » reprend ainsi toutes les ficelles efficaces et éprouvées des romans à l’eau de rose, le sexe explicite et le zeste de perversion en plus. Premier contact difficile entre les futurs amoureux malgré de longs et fréquents échanges de regards chargés de désirs; manque de confiance en soi et naïveté de l’héroïne qui lutte contre ses propres sentiments avant d’enfin lâcher prise, pour le plus grand plaisir des lectrices (qui, elles, avaient compris dès les premières pages qu’elle était amoureuse); héros forcément très beau, très puissant et très riche, mais plus ou moins vierge émotionnellement; tout y est.
On avait déjà, avec la saga « Twilight », de l’eau de rose teintée de sang humain, avec « Fifty shades of Grey », nous voilà enfin avec un roman dont l’eau de rose est additionnée de sueur et autres fluides corporels inavouables. Il était temps.