Archives mensuelles : novembre 2012

De la sueur dans l’eau de rose

« Fifty shades of Grey » est le livre le plus vendu de tous les temps au Royaume Uni. Sans aucune prétention sinon celle de faire plaisir aux femmes, sans nominations à des prix prestigieux, il s’impose comme le livre événement de l’année, en Europe comme aux USA. Lu majoritairement par les femmes, certains affirment que son succès sans précédent révélerait une sexualité féminine de plus en plus libérée, avec des femmes prêtes à faire face à leurs désirs. 

Permettez-moi d’en douter. Je trouve au contraire cette bouffée de chaleur soudaine et collective plutôt inquiétante. Mais que se passe-t-il (ou ne se passe-t-il pas) dans les chambres à coucher pour qu’on voie tant de femmes accueillir ce livre comme une révélation divine et sembler enfin découvrir le sexe et ses petits jeux connexes? Les ventes de sex toys ont explosé aux USA (+600% pour les boules de geisha et +500% pour les cravaches), comme si ces objets venaient d’être inventés et lancés sur le marché à grand coups de campagnes de publicité et plans marketing. Hallucinant, mais fascinant. 

Les critiques jugent avec dédain les parties de jambes en l’air de « Fifty shades of Grey », les déclarant aseptisées, normées, codifiées, cucul, sans force sexuelle entre les protagonistes, « juste ce qu’il faut pour émoustiller les jeunes ou les femmes qui ne sont pas habitués à ça ». Mais le livre n’est-il pas justement destiné aux femmes qui n’y sont pas habituées et qui fantasment sur une vie sexuelle libérée et sans tabous? Celles qui le sont déjà n’ont-elles pas d’autres lectures, et déjà tous les accessoires et jouets pour adultes à portée de main? Ces dernières ne sont pas la cible visée par E.L James, c’est évident. 

Le plus amusant et intriguant, c’est que l’auteure avoue n’avoir jamais elle-même pratiqué le sadomasochisme: « Je ne suis pas allées à des soirées SM. J’ai lu pas mal de livres et je suis allée sur Internet. Pour le reste, j’ai fait travailler mon imagination », avoue-t-elle dans une interview accordée au journal français Métro. Elle déclare aussi avoir testé les scènes de sexe avec son mari, pour voir si ce qu’elle racontait fonctionnait. « Mais nous étions habillés! », croit-elle bon de préciser. Madame « mummy porn », comme on l’appelle désormais, testant chastement les chorégraphies sexuelles de son livre? Positivement ridicule. Serait-elle moins libérée qu’il n’y paraît, la dame grâce à qui des millions de femmes ont désormais, comme son héroïne Ana Steele, « les hormones en ébullition »?

Ridicule, mais néanmoins étonnant. E.L James aurait donc l’incroyable faculté d’arriver à rendre crédibles des situations SM extrêmement détaillées, sans rien y connaître. Cela force le respect. Car même si assez pauvres au niveau littéraire, les scènes sonnent justes et sont bien documentées. Certes, de vrais adeptes du SM font entendre leur voix ici ou là, pointant des erreurs flagrantes ou des situations dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas (notamment dans les termes du « contrat » entre le dominant et la soumise), mais dans l’ensemble, tout cela se tient assez bien.

Autres polémiques soulevées par le livre, celle d’une image dégradante de la femme et d’une supposée incitation aux violences conjugales. Selon certaines associations américaines luttant contre les violences faites au femmes, ce livre « normalise les abus, dégrade les femmes, et encourage les violences sexuelles ». Faire un tel amalgame entre violences sexuelles et jeu SM consenti est hypocrite et opportuniste. Tous les adeptes de SM vous le diront: les pratiques impliquent toujours un grand respect de l’autre et une maîtrise totale des limites. C’est d’ailleurs ainsi que la relation dominant/soumise est présentée dans « Fifty shades of Grey ». 

Alors, bien sûr, comme le disait Roselyne Bachelot dans l’émission « Le Grand 8 » de Laurence Ferrari, après une lecture à haute voix pleine de mépris et d’ironie, « c’est de la daube ». Je ne dirai pas le contraire. Mais ce livre a d’autres qualités, et notamment celle d’avoir su s’engouffrer dans un créneau encore peu exploité, celui du roman Harlequin « avec du cul ». Quelle femme n’a jamais rêvé de voir ce que le Prince Charmant cache sous son collant? Et surtout, quelle femme n’a jamais rêvé de le voir « baiser brutalement », comme le dit Christian Grey, son innocente princesse? 

« Fifty shades of Grey » reprend ainsi toutes les ficelles efficaces et éprouvées des romans à l’eau de rose, le sexe explicite et le zeste de perversion en plus. Premier contact difficile entre les futurs amoureux malgré de longs et fréquents échanges de regards chargés de désirs; manque de confiance en soi et naïveté de l’héroïne qui lutte contre ses propres sentiments avant d’enfin lâcher prise, pour le plus grand plaisir des lectrices (qui, elles, avaient compris dès les premières pages qu’elle était amoureuse); héros forcément très beau, très puissant et très riche, mais plus ou moins vierge émotionnellement; tout y est. 

On avait déjà, avec la saga « Twilight », de l’eau de rose teintée de sang humain, avec « Fifty shades of Grey », nous voilà enfin avec un roman dont l’eau de rose est additionnée de sueur et autres fluides corporels inavouables. Il était temps. 

Distraire n’est pas foudroyer

Ce billet n’a pas pour objectif d’assassiner le jeune et charmant Joël Dicker. Son livre événement, « La vérité sur l’affaire Harry Quebert » est un coup de génie, inutile de le nier. C’est le bon livre au bon moment, écrit par la bonne personne, entouré d’un marketing efficace, et qui surtout, se vend extrêmement bien. S’il n’était pas autant encensé et récompensé, il ne m’aurait pas fait ciller une seule seconde. Il est même probable que je ne l’aurais pas lu. Bien que je me méfie par principe des avis unanimes (plaire au plus grand nombre reste toujours suspect) et des prix littéraires bobos dont se gargarise le Tout Paris, j’ai été tentée, comme beaucoup, de lire de plus près de quoi il retournait. 

La principale qualité des prix littéraires est d’assurer une visibilité et des ventes record à celui qui en est gratifié, mais ils ont aussi le défaut de créer des attentes. Et quand le contenu n’est pas à la hauteur de ces attentes, la déception mène à la frustration, puis à la colère, avec la désagréable impression de s’être fait berner. Car contrairement à ce que j’ai pu lire ici ou là (à vrai dire partout), je n’ai personnellement pas été happée au point de dévorer ce roman en une nuit. Ce pavé est appétissant au premier regard et au fumet, certes, mais je l’ai rapidement trouvé long et indigeste, tout comme David Caviglioli, critique littéraire au Nouvel Observateur, qui avoue ne pas avoir « réussi à poursuivre la lecture bien longtemps ». Mais peut-être avons-nous, lui et moi, l’estomac trop fragile, ou trop exigeant. 

Commençons par la forme. Certainement, Dicker aspire à être un grand écrivain et il s’y emploie avec application, mais loin de me foudroyer, il n’a fait, au mieux, que me divertir. Attention, je ne nie pas, comme il le dit lui-même dans son livre, que « divertir, c’est bien aussi ». Mais un livre qui vous marque, qui vous change, qui vous fait grandir, qu’on referme comme on quitte un ami cher, c’est encore mieux. Et cela n’a pas été le cas, pour moi, avec « La vérité sur l’affaire Harry Quebert ». 

Je qualifierais ce roman « de gare » ou « de plage », de ceux dont on peut suivre le fil malgré le brouhaha ambiant, que ce soient des conversations de wagon, ou des cris d’enfants jouant dans le sable. Il en faut, ils sont importants ces livres-là. Ils nous permettent de nous évader partout, en toutes circonstances. Certains livres sont faits pour le silence, et d’autres pour le bruit. Le livre de Dicker est un livre pour le bruit. Un ouvrage léger qui fait passer agréablement le temps, même dans un environnement peu propice à la lecture. Dans le silence par contre, la pauvreté de la langue saute malheureusement vite aux yeux (les arracherait, même). Il est des chefs d’oeuvre dont la force et la justesse des mots portent l’histoire. Chez Dicker, c’est au contraire l’histoire, bien fabriquée, qui tente de nous faire oublier la faiblesse des mots. 

Et pourtant, à ce niveau-là, les critiques restent étonnamment timorées. De Jean-Louis Kuffer, critique et écrivain (« ce n’est certes pas un styliste mais un excellent narrateur ») à Bernard Pivot (« s’il devait gagner, on ne mettra pas dans nos attendus que l’auteur a révolutionné la langue française »), les piques sur sa piètre maîtrise de la langue se font discrètes, et Dicker bénéficie d’une indulgence hors normes. Même bienveillance quasi paternaliste de la part l’écrivain suisse Alain Bagnoud, qui n’ose tacler le jeune prodige qu’à demi-mots: « On aura compris peut-être que moi, je préfère les romans plus personnels et avec une écriture moins convenue, plus individualisée, plus sapide, mais ça n’enlève rien au fait que Dicker soit un remarquable raconteur d’histoire et un constructeur émérite ».

Maintenant, le fond. La plus grande erreur, à mon sens, que Dicker pouvait commettre a été de vouloir à tout prix nous révéler des extraits du supposé chef d’oeuvre « Les origines du mal ». Ne maniant pas lui-même la langue française avec génie, comment pouvait-il rendre ces passages crédibles? Tout juste dignes d’un roman Harlequin, ils déçoivent fortement. Laisser ces échanges épistolaires hors de portée du lecteur lui aurait permis de les imaginer sublimes, uniques. Au lieu de cela, Dicker nous jette en pâture des lettres naïves, ennuyeuses, répétitives. Quel dommage! Rien de plus dangereux que de décrire cette oeuvre, véritable colonne vertébrale du roman, avec une emphase itérative et quasi incantatoire, pour ensuite ne pas tenir ses promesses. Le jeune Dicker a encore à apprendre les vertus du non-dit, semble-t-il. Oser laisser l’essentiel à l’état d’allusion demande une confiance en soi qu’à l’évidence il n’a pas encore. 

D’un autre côté, il est des éléments que Dicker ne décrit pas assez: les paysages, les ambiances (et pourtant Dieu sait si la Nouvelle Angleterre se prête particulièrement bien à l’exercice), les caractéristiques physiques de ses personnages. Ma plus grande frustration: Elijah Stern, un personnage clé qui aurait pu se révéler fascinant et complexe, si Dicker avait bien voulu s’y attarder un peu. Un seul adjectif lui est accordé, celui d' »élégant ». Vraiment insuffisant. 

« La vérité sur l’affaire Harry Quebert » tient au fond plus du scénario que du roman. Ce n’est peut-être pas pour rien que Jean d’Ormesson a déclaré que le livre donnerait « sûrement lieu à un merveilleux film ». C’est une évidence, tant on le dirait construit précisément dans ce but. Toutefois, la force d’un scénario se mesure en grande partie à la qualité de ses dialogues, et le moins que l’on puisse dire, c’est que Dicker n’est pas non plus un grand dialoguiste. Les échanges entre Harry et Nola, notamment, sont d’une vacuité totale, et pollués par une profusion de « mon amour, mon chéri, je t’aime comme je n’ai jamais aimé » assez agaçants à la longue. Ces pauvres dialogues ne rendent pas justice au personnage de Nola, qui apparaît du coup assez creux et fade, malgré ses délicieux problèmes psychiatriques et ses actions audacieuses.

La relation amoureuse, sulfureuse en soi car interdite, est ainsi dépouillée de toute sensualité, même suggérée. Dicker n’a-t-il pas osé effleurer le sujet des probables rapprochements charnels entre ses deux personnages? Alors qu’il n’hésite pas à parler de façon directe de la fellation que Nola prodigue au chef Pratt, il reste là mystérieusement coi: des quelques jours que les deux amoureux auront passé dans un hôtel, on ne sait presque rien. Aucun contact physique, si ce n’est un baiser sur la joue de Nola à Harry, n’est avoué. La litote, cette fois mal placée, est frustrante. Il n’était pas question d’espérer un érotisme débordant, mais peut-être juste un peu plus de réalisme affiché et assumé. 

Venons-en à l’autre axe du roman, celui de l’enquête policière. La façon dont elle est menée trahit le jeune âge de l’auteur, issu d’une génération nourrie aux jeux vidéo. L’investigation de Marcus se déroule comme s’il jouait à « Myst »: il semble passer systématiquement le curseur sur les personnages qu’il croise dans le « gameplay », et si celui-ci se met en surbrillance pour indiquer une interaction possible, il clique. Les personnages en question crachent alors facilement leur histoire et les indices nécessaires pour progresser dans le « jeu/roman ». Terriblement prévisible, malgré les incontournables retournements de situation et révélations de dernière minute. 

Pourtant, les circonstances font que Joël Dicker est aujourd’hui un écrivain à succès, à défaut d’être (encore) un grand écrivain. Il est amusant de constater que la dialectique entre talent et succès est justement le sujet de fond de son roman. « Personne ne sait qu’il est écrivain, ce sont les autres qui le disent » nous dit Harry Quebert dans son conseil no 29. En faire la démonstration à travers son propre destin est un trait de génie de Dicker.