Instagram, ou l’éloge de la banalité

« Arrête de tout prendre en photo avec Instagram, c’est nul! » me lançait souvent mon fils de 17 ans, avant de faire lui-même l’acquisition d’un Smartphone de dernière génération. Depuis, nous partageons notre addiction, échangeons nos « œuvres » par bluetooth en pleine randonnée, et « likons » mutuellement nos clichés sur le réseau social de partage d’images carrées ultrafiltrées. 

Ce qui ne veut pas dire pour autant que nous nous prenons pour de grands photographes, ce qui semble être le reproche principal que nous adressent les allergiques. « Ne pensez pas être des photographes parce que vous utilisez Instagram » nous tance même « grandma » via ses fameux « social media tips ». Mais qui a dit que c’était le cas? Prétendons-nous être de grands artistes? Non! Nos photos sont-elles de qualité inégale, ou même souvent inintéressantes au possible? Oui, peut-être, et alors? 

Ce dont les détracteurs d’Instagram semblent manquer, c’est de légèreté, et de distance. Eux se considèrent probablement comme de vrais photographes, car dotés de vrais appareils, et, pensent-ils, de vrai talent. « Quête d’un vintage de pacotille pour enrober de joli la platitude de sa vie », balance même le célèbre bloggeur français Seb Musset, très remonté contre l’application photo et affichant un mépris certain pour ses nombreux utilisateurs.

Effarés par la démocratisation, ou la banalisation, des outils permettant de réaliser (trop) facilement de jolies photos, les puristes montent sur leurs grands chevaux, brandissent leurs icones et arguments argentiques, hurlent que les utilisateurs d’Instagram « ne réfléchissent pas, shootent n’importe quoi au hasard, puis se reposent sur les effets, sur la post production prémâchée ». Transmettre l’émotion, capturer l’instant ou la lumière, avoir la capacité de sublimer le sujet ne peuvent, ou en tout cas ne devraient pas, être accessibles à tous. Malheureusement pour eux, des outils de plus en plus simples mais néanmoins performants existent, et sont offerts gratuitement à  la « populace », celle qui ne devrait pas saisir à tout va, tout au plus admirer.

C’est vrai, sur Instagram, le résultat après traitement est souvent plus important que la pertinence du sujet. Et c’est tant mieux. Ainsi, n’importe quel objet ou situation du quotidien peut devenir « art ». Car l’art n’est-il pas justement une intention, une représentation, dont le sens ne prend forme qu’à travers celui qui propose? Alors oui, l’art peut s’accommoder de la facilité ou de la quantité. Oui, cette masse d’utilisateurs de Smartphones peut parfois toucher au sublime. Des émotions face à une situation, un paysage ou un objet, ils en ressentent et savent les transmettre. Souvent, ils parviennent à nous toucher.

Par le contraste, le filtre, le cadre, le vieillissement artificiel, le photographe du rien ou du banal livre malgré tout son message. Il superpose ses rêves, ses fantasmes, ses souvenirs ou sa nostalgie à la réalité. Il sature un ciel pour traduire une émotion forte face à la beauté des nuages, il vieillit artificiellement une photo de ses enfants par nostalgie anticipée, sachant à quel point ils vont grandir trop vite, il « floute » un environnement pour mettre en exergue un détail, il immortalise ses propres pieds dans le sable pour dire son bonheur d’être enfin en vacances… L’insignifiant devient significatif, pendant un instant, dans son regard. Qu’il immortalise une faille dans un mur, un rail de tram, un tag, un toit d’immeuble se découpant sur fond d’azur, ou un papier gras au sol, peu importe. Il dit, il montre, et donc il crée, à sa manière.  

Tous ces tapotements fébriles sur écran tactile, répétés encore et encore par des millions d’utilisateurs peuvent certes être interprétés comme une danse digitale grotesque, une uniformisation de l’image ou de la pensée, mais n’est-ce pas plutôt un nouveau mode d’expression, une nouvelle mise en forme de notre imaginaire? Montrer le monde qui nous entoure, même dans ses aspects les plus triviaux, via tous ces filtres, ne signifie-t-il pas tout simplement « voici le monde tel que j’aimerais le voir »? Un monde aux couleurs trop intenses ou volontairement fanées, aux ciels irréels, aux détails sublimés, avec de la beauté surgissant dans les endroits ou les situations les plus banales. Un monde dans lequel même la laideur, la saleté ou le vide prennent un sens esthétique. L’image est sacralisée, saturée d’émotions, finalement presque en état de grâce. Et paradoxalement, toutes ces manipulations artificielles ne visent qu’une chose: plus d’authenticité, plus d’adéquation entre le ressenti et le réel, qui n’est pas toujours à la hauteur de nos attentes. 

Alors, bien sûr, on est en droit de remettre en question la valeur de ces images, valeur hypothétiquement amoindrie par l’accès direct aux outils, par la facilité de capture et de traitement à partir d’une choix restreint de filtres prédéfinis, et pour finir, par l’abondance des images partagées. Quoi qu’il en soit, parmi la masse énorme de clichés postée sur le réseau social mobile, on trouve bon nombre de pépites, et on peut constater avec bonheur que le talent caché n’attendait parfois que le média adapté pour s’exprimer. Alors, n’en déplaise à Seb Musset ou à « grandma », nous les utilisateurs d’Instagram prenons du plaisir à brandir notre Smartphone devant notre assiette, nos pieds, dans la rue, puis recadrer, contraster ou flouter le tout, avant de partager nos « œuvres ». Le tout sans prétention aucune! 

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