Archives mensuelles : août 2012

Instagram, ou l’éloge de la banalité

« Arrête de tout prendre en photo avec Instagram, c’est nul! » me lançait souvent mon fils de 17 ans, avant de faire lui-même l’acquisition d’un Smartphone de dernière génération. Depuis, nous partageons notre addiction, échangeons nos « œuvres » par bluetooth en pleine randonnée, et « likons » mutuellement nos clichés sur le réseau social de partage d’images carrées ultrafiltrées. 

Ce qui ne veut pas dire pour autant que nous nous prenons pour de grands photographes, ce qui semble être le reproche principal que nous adressent les allergiques. « Ne pensez pas être des photographes parce que vous utilisez Instagram » nous tance même « grandma » via ses fameux « social media tips ». Mais qui a dit que c’était le cas? Prétendons-nous être de grands artistes? Non! Nos photos sont-elles de qualité inégale, ou même souvent inintéressantes au possible? Oui, peut-être, et alors? 

Ce dont les détracteurs d’Instagram semblent manquer, c’est de légèreté, et de distance. Eux se considèrent probablement comme de vrais photographes, car dotés de vrais appareils, et, pensent-ils, de vrai talent. « Quête d’un vintage de pacotille pour enrober de joli la platitude de sa vie », balance même le célèbre bloggeur français Seb Musset, très remonté contre l’application photo et affichant un mépris certain pour ses nombreux utilisateurs.

Effarés par la démocratisation, ou la banalisation, des outils permettant de réaliser (trop) facilement de jolies photos, les puristes montent sur leurs grands chevaux, brandissent leurs icones et arguments argentiques, hurlent que les utilisateurs d’Instagram « ne réfléchissent pas, shootent n’importe quoi au hasard, puis se reposent sur les effets, sur la post production prémâchée ». Transmettre l’émotion, capturer l’instant ou la lumière, avoir la capacité de sublimer le sujet ne peuvent, ou en tout cas ne devraient pas, être accessibles à tous. Malheureusement pour eux, des outils de plus en plus simples mais néanmoins performants existent, et sont offerts gratuitement à  la « populace », celle qui ne devrait pas saisir à tout va, tout au plus admirer.

C’est vrai, sur Instagram, le résultat après traitement est souvent plus important que la pertinence du sujet. Et c’est tant mieux. Ainsi, n’importe quel objet ou situation du quotidien peut devenir « art ». Car l’art n’est-il pas justement une intention, une représentation, dont le sens ne prend forme qu’à travers celui qui propose? Alors oui, l’art peut s’accommoder de la facilité ou de la quantité. Oui, cette masse d’utilisateurs de Smartphones peut parfois toucher au sublime. Des émotions face à une situation, un paysage ou un objet, ils en ressentent et savent les transmettre. Souvent, ils parviennent à nous toucher.

Par le contraste, le filtre, le cadre, le vieillissement artificiel, le photographe du rien ou du banal livre malgré tout son message. Il superpose ses rêves, ses fantasmes, ses souvenirs ou sa nostalgie à la réalité. Il sature un ciel pour traduire une émotion forte face à la beauté des nuages, il vieillit artificiellement une photo de ses enfants par nostalgie anticipée, sachant à quel point ils vont grandir trop vite, il « floute » un environnement pour mettre en exergue un détail, il immortalise ses propres pieds dans le sable pour dire son bonheur d’être enfin en vacances… L’insignifiant devient significatif, pendant un instant, dans son regard. Qu’il immortalise une faille dans un mur, un rail de tram, un tag, un toit d’immeuble se découpant sur fond d’azur, ou un papier gras au sol, peu importe. Il dit, il montre, et donc il crée, à sa manière.  

Tous ces tapotements fébriles sur écran tactile, répétés encore et encore par des millions d’utilisateurs peuvent certes être interprétés comme une danse digitale grotesque, une uniformisation de l’image ou de la pensée, mais n’est-ce pas plutôt un nouveau mode d’expression, une nouvelle mise en forme de notre imaginaire? Montrer le monde qui nous entoure, même dans ses aspects les plus triviaux, via tous ces filtres, ne signifie-t-il pas tout simplement « voici le monde tel que j’aimerais le voir »? Un monde aux couleurs trop intenses ou volontairement fanées, aux ciels irréels, aux détails sublimés, avec de la beauté surgissant dans les endroits ou les situations les plus banales. Un monde dans lequel même la laideur, la saleté ou le vide prennent un sens esthétique. L’image est sacralisée, saturée d’émotions, finalement presque en état de grâce. Et paradoxalement, toutes ces manipulations artificielles ne visent qu’une chose: plus d’authenticité, plus d’adéquation entre le ressenti et le réel, qui n’est pas toujours à la hauteur de nos attentes. 

Alors, bien sûr, on est en droit de remettre en question la valeur de ces images, valeur hypothétiquement amoindrie par l’accès direct aux outils, par la facilité de capture et de traitement à partir d’une choix restreint de filtres prédéfinis, et pour finir, par l’abondance des images partagées. Quoi qu’il en soit, parmi la masse énorme de clichés postée sur le réseau social mobile, on trouve bon nombre de pépites, et on peut constater avec bonheur que le talent caché n’attendait parfois que le média adapté pour s’exprimer. Alors, n’en déplaise à Seb Musset ou à « grandma », nous les utilisateurs d’Instagram prenons du plaisir à brandir notre Smartphone devant notre assiette, nos pieds, dans la rue, puis recadrer, contraster ou flouter le tout, avant de partager nos « œuvres ». Le tout sans prétention aucune! 

Suisse allemand, mon amour

A peine de retour du Haut-Valais, où j’ai fait l’effort, par correction, de ne m’exprimer qu’en allemand, j’apprends que le DIP a décidé d’initier les élèves genevois au « Suisse allemand ». Tout comme Peter Rothenbühler qui s’exprime à ce sujet dans le Matin Dimanche (et avec qui, pour une fois, je suis d’accord), cette « grande nouveauté » me laisse perplexe.

Les dialectes suisses allemands sont immatériels, souvent empiriques, et difficiles à mettre en boîte. Les différences de prononciation, de vocabulaire et d’expressions sont nombreuses d’une région à l’autre, parfois d’un village à l’autre. Tenter d’en faire saisir l’essence (ou même simplement d’effleurer le sujet par l’initiation) à des élèves genevois souvent déjà réticents à l’allemand, est à mon avis, inutile et voué à l’échec. Pour ne pas dire ridicule. 

Prenons quelques libertés, et imaginons un parallèle avec les expressions et l’accent marseillais (ma région d’origine). Un étranger (ou un français d’une autre région, ce qui revient au même) tentant l’accent et le « o fan de chichoune » à tout va pour prétendre faire partie des nôtres sera moqué et reçu avec le plus grand mépris. Et même rejeté vertement. On ne fait pas semblant d’être marseillais, on l’est ou on ne l’est pas. Et si on ne l’est pas, on garde poliment ses distances avec la « langue ». Oh, on a le droit de s’y intéresser, poser des questions, noter des expressions pour les comprendre sans peine plus tard. Mais pas de la singer, ça jamais. Au mieux, avec une maîtrise progressive du français, celui-ci devenant plus fluide, l’étranger bien intégré socialement et culturellement pourra petit à petit commencer à ajouter quelques mots du cru qui ne seront pas forcés. 

Là où je veux en venir avec cette comparaison osée entre marseillais et suisses allemands, c’est qu’un dialecte n’est pas une langue, mais une convention sociale, une complicité culturelle, un témoignage d’une origine, d’une histoire, d’une appartenance à un clan, à un groupe. Et on ne s’intègre pas à un groupe en singeant grossièrement ses codes. 

S’intégrer avec une maîtrise (même partielle) de l’allemand, tout en montrant une vive curiosité pour le dialecte local, revient à dire avec politesse: « Je fais un pas vers vous, sans vouloir faire semblant d’être des vôtres ». Le Romand n’aura aucune peine à se faire accepter et comprendre avec l’usage du Hoch Deutsch. Bien au contraire. Ses louables efforts seront salués, et récompensés par une adaptation immédiate de ses interlocuteurs, qui passeront à la langue allemande avec bienveillance. 

Car le Suisse d’outre-Sarine est indulgent et patient, la plupart du temps (certainement plus que le Marseillais, soit dit en passant). Il sait que sa langue est ardue, et il vous pardonnera vos approximations et votre accent charmant. Si vous vivez ou vous rendez fréquemment « de l’autre côté », l’accent associé au dialecte vous viendra petit à petit, puis les mots les plus usités fleuriront ici ou là, ajoutant un peu de couleur locale à votre Hoch Deutsch. Le temps passant, ces mots intégrés s’entoureront d’autres, plus complexes, apprivoisés grâce à l’expérience, aux échanges, aux moments partagés. Ils auront une vraie signification pour vous, vous ne les traduirez plus mentalement de l’allemand, vous les penserez tels qu’ils sont, leur usage sera naturel, et donc adéquat.

Je reste persuadée que l’initiation à un dialecte ne peut en aucun cas être scolaire, hors contexte géographique ou culturel. Sans aller jusqu’à l’immersion totale (la solution idéale), un véritable intérêt « relationnel » est indispensable. Maîtriser un dialecte, c’est avant tout embrasser totalement une culture, le résultat naturel d’un partage et de liens créés avec ceux qui en sont issus.