Archives mensuelles : avril 2012

La capture

Il y a celles qui semblent saisies juste après un moment vécu. Ces images témoignent de la sérénité comme de la tristesse de l’achevé. Mais elles acquièrent ainsi une pudeur, une distance, qui nous empêchent de ressentir le malaise qui pourrait surgir s’il nous laissait pénétrer son intimité.

Il y a celles qui trahissent l’ennui, prises au hasard, et qui s’attardent sur l’insignifiant. Comme pour donner à tout prix du sens. Et miraculeusement, ce sens naît de la capture. Il sublime l’objet un instant, l’éclaire, le rend vivant. Même si on sait que dès que son regard ou son intérêt se seront détournés, celui-ci redeviendra vide, inutile. En attendant, il le met à notre portée dans son essence. Sans lui, il ne nous parlerait pas.

Il y a celles qui ne saisissent que les détails. Comme s’il refusait de voir le reste du monde, comme si le découpage du corps le protégeait contre l’attachement à l’âme. Et pourtant, réalise-t-il que dans ces infimes portions de peau, dans ces silhouettes incomplètes, il nous montre tout?

Je désire qu’il capture de son regard particulier ne serait-ce qu’un petit bout de moi. Car pendant cet instant, je serai tout, et j’aurai un sens nouveau. Différent de celui que je me donne, un sens qui lui appartient. Quitte à le voir se détourner ensuite, pendant cette seconde où il m’aura interprétée, j’aurai été éternelle.

La beauté de l’ironie

Ils ont 20 ans, et portent l’ironie. Celle-ci se mariant aussi bien avec la moustache inspirée des séries télévisées ou des films pornos des années 80, qu’avec le lourd duffle coat à boutons de bois ou la chemise en pilou à motifs boutonnée jusqu’au col, offrant une terre d’accueil improbable à la cravate en cuir.

Caritas et le marché aux puces sont les nouveaux eldorados de cette jeunesse évoluant dans le milieu artistique. Ils sont graphistes, musiciens, Djs. Le tout en herbe, mais en herbe folle. La tenue « de seconde main », comme les favoris ou la moustache mal taillés, se doivent de flirter avec l’exagération, car c’est elle qui crée le décalage.

Il n’y a plus de jugement de valeur ou esthétique, de « in » ou « out ». Tout devenant « in » si porté dans la bonne tonalité. La casquette « Ibiza », la blouse bleue de maître d’école des années 70, le t-shirt arborant un chat peint à l’aérographe, le noeud papillon sur une chemise de bûcheron canadien? In. Mais attention, aucune nostalgie ni hommage dans la démarche. Le jeu -tacite- consistant à dégotter des pièces qui rendront la tenue, et celui qui la porte, uniques. Et à l’assumer entièrement, suscitant ainsi l’admiration de ses congénères.

Ce qui fait toute la différence, c’est l’attitude. Le petit sourire en coin, la nonchalance. Sans eux, ces attributs quittent le « ton juste » et deviennent leur grotesque opposé, le « ringard ». Pour l’observateur non averti, non initié, l’accoutrement sera perçu simplement comme étrange, et de mauvais goût. « Des jeunes qui ne savent pas se mettre en valeur », dira-t-on. En effet, déceler le sens du sourcil levé ou du rictus imperceptible, trahissant l’ironie de la chose, n’est pas à la portée de tous.

Cette effronterie vestimentaire et pileuse joue, à un certain niveau, le rôle de carte de membre d’une confrérie secrète, à laquelle la plupart d’entre nous n’accéderont jamais, faute de pouvoir même l’identifier. Il est d’ailleurs certain, et cela conforte nos « ironiques » dans leur singularité, que nous refuserions d’y entrer, même si on nous en ouvrait la porte.

Cette laideur de surface acquiert pourtant une forme de beauté pour un regard entrant dans la confidence. Elle suscite l’étonnement, l’intérêt, le rire parfois. Elle initie les rencontres, les conversations. « Oui, je peux porter quelque chose de laid (de laid pour vous en tout cas), même sur mon visage, et demeurer malgré tout incroyablement attirant », nous disent-ils.

On peut également relever un net rejet des « marques », et des diktats de la société de consommation. L’objectif est d’en porter le moins possible, ou alors de façon complètement décalée, sous la forme d’un pin’s d’une marque de voiture, ou d’une casquette d’une entreprise de construction.

Nous sommes là dans la création artistique pure, par découpage et collage de codes non seulement usés, mais aussi si possible rejetés de tous. Contrairement à la démarche des créateurs de mode, qui détournent ces codes pour les mettre au goût du jour via une redéfinition de la coupe ou des accessoires, celle de ces jeunes artistes consiste à maintenir à tout prix le vêtement dans son identité première. Le détourner pour le rendre « acceptable » ou « portable » serait presque perçu comme une forme de couardise.

Jusqu’où pourront-ils aller avant que la popularité grandissante de la tendance ne dissipe inévitablement son décalage? Avant que d’autres ne les singent, l’ironie en moins, croyant suivre une nouvelle mode? Il est probable qu’alors ils muent, abandonnent ce look du moment comme une vieille peau, laissant à de jeunes suiveurs le soin de la porter à leur manière, forcément galvaudée.

Merci à mon fils, jeune graphiste de 19 ans (photo), et à l’ouvrage « Collage Culture » de Aaron Rose et Mandy Kahn, pour l’inspiration de ce billet.