Archives mensuelles : mars 2012

Je te quitte

Toi et moi, ça a toujours été une histoire compliquée, une histoire d’amour-haine.

Je sais, notre rencontre a été flamboyante, un coup de foudre comme il en existe peu. Tu n’étais pas d’or ni de platine, mais j’ai vu plus loin que l’apparence. Tes nombreuses qualités m’ont immédiatement sauté aux yeux. Tu sais ce qu’on dit? Le véritable amour est censé t’ouvrir de nouveaux horizons et de nouvelles perspectives, te faire voir le monde autrement. Eh bien, oui, je l’ai ressenti cet amour.

Ensemble, nous avons vécu tant de belles choses. Tu étais toujours disponible pour moi, toujours en lice pour les aventures les plus folles. Nous avons voyagé, fait du shopping, mangé dans les meilleurs restaurants, nous nous sommes lovés dans les draps des plus beaux hôtels. Te souviens-tu de notre coup de folie, un matin, quand nous avons craqué en gloussant, les yeux brillants, sur une paire d’escarpins rouges à 350.-, et sa sacoche assortie à 200.-? Nous étions alors dans l’insouciance, et nous en avons bien profité.

Mais cela fait des mois maintenant que notre histoire est au point mort. Nous tournons en rond, nous n’évoluons plus. Tu as atteint tes limites, et moi les miennes. Nous ne partageons plus rien. Nous n’avons plus les mêmes buts dans la vie, plus les mêmes valeurs, je dois maintenant te l’avouer.

Je sais qu’au fond de toi tu m’aimes encore. Tu as d’ailleurs tenté de me retenir avec une lettre d’amour, et de belle facture, je le reconnais. Ah, tu sais y faire pour essayer de raviver la flamme. J’imagine que tu adorerais qu’ensemble nous regardions une comédie romantique sur une tv à écran plat, blottis dans un canapé tout neuf. Et je suis tentée, comment ne pas l’être?

Mais j’ai enfin compris que notre relation était toxique et sans avenir. Tu es machiavélique, et j’ai enfin vu clair dans ton jeu manipulateur. Sous prétexte de vouloir réaliser tous mes désirs, tu m’aliènes. Tu as une mauvaise influence sur moi.

Tu as beau me dire que je ne peux pas partir comme ça, que je dois te rendre des comptes, te rembourser tous tes cadeaux, et avec les intérêts, cela n’y changera rien. Je le ferai, petit à petit, je n’ai pas le choix. Et je penserai toujours à toi avec nostalgie et un pincement au coeur en portant mes escarpins rouges. On n’efface pas d’un coup tant d’années de passion. Mais il n’en reste pas moins, chère carte Visa, que je te quitte.

« Nous apprécions hautement votre fidélité et désirons vous exprimer notre reconnaissance en vous proposant une augmentation de la limite de dépenses de votre carte. Grâce à cette amélioration, vous pourrez organiser votre quotidien à votre aise et financer confortablement de plus importantes acquisitions ».

Le piège du mort kilométrique

C’est insoluble. Ne pas s’émouvoir n’est pas une option. Le faire est tomber dans le piège de la mort au kilomètre. Ne pas en parler est impossible, mais en parler est trop difficile. Quoiqu’on en dise, on tombera dans les lieux communs, l’empathie de circonstance, ou la sensiblerie forcément déplacée.

Alors bien sûr, on est ému parce que c’est injuste, parce que c’étaient des enfants, et qu’on a des enfants, nous aussi. Mais pourquoi serait-on plus touché par les accidentés de Sierre que par les égorgés de Homs? Pourquoi tant de doubles pages fouillées d’un côté et des entrefilets de l’autre?

Se repaître du malheur de proximité fait du bien, paradoxalement. On se rappelle que nos enfants à nous sont vivants, que nous sommes vivants. Nous avons à ce jour échappé à la terrible loterie, à la mort aléatoire. Quel soulagement. Cela nous permet, le temps de la lecture d’un papier gorgé de larmes, de relativiser les petits problèmes de nos petites vies, de nous réjouir secrètement d’être encore là, tout en frissonnant au contact glacé de la mort des autres.

Et d’autant plus si elle a lieu près de chez nous. On se sent presque concerné, du coup. L’endroit fatidique, on le connaît, on l’a pratiqué tant de fois déjà, sans encombre, dans le bonheur du départ en vacances ou le soulagement diffus du retour chez soi. Mais maintenant, il est jonché de fleurs, de traces d’impact. Jamais plus on ne pourra traverser ce tunnel sans un pincement au coeur.

D’un autre côté, on est jamais allé, et on ira jamais, à Homs. Cette actualité-là nous restera donc étrangère. En périphérie de notre capacité à nous émouvoir. Alors qu’au moins le drame sierrois, c’est un peu notre malheur à nous. On peut se l’approprier, on a le droit d’en parler, il est arrivé ici. Il est familier, car il a violé notre environnement, notre quotidien. On pourrait potentiellement connaître quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a aperçu furtivement les victimes. Dieu que ça en devient réel.

Les journaux font de leur côté tout ce qu’ils peuvent pour qu’on n’y échappe pas. Alors, si on se risque à dénoncer la médiatisation à outrance, ou si on évite d’en parler sur facebook avec des trémolos dans le statut, on sera soupçonné d’être d’insensible. Mais doit-on pour autant absolument mentionner de nouvelles étoiles dans le ciel valaisan, ou affirmer avec tant d’emphase sa solidarité envers ces familles en deuil?

Je ne connaissais pas plus ces 22 enfants belges que les 26 petits égorgés de Homs. Je devrais logiquement moins pleurer sur la fatalité, sur la mort qui frappe au hasard (car elle nous guette tous au quotidien), que sur la folie et la cruauté humaines, qui pourraient, elles, être évitées. Mais voilà, le piège du mort kilométrique s’est refermé sur moi. Je pleure néanmoins.

Et, aujourd’hui, comme tous ceux qui ont déjà traversé sans problème mille tunnels, comme tous ceux dont les enfants ne sont pas menacés d’être massacrés sans raison, à la lecture de ces horreurs auxquelles j’échappe, je me sens si vivante. Ah, comme le malheur des autres, après nous avoir tant effrayés et indignés, a la capacité de nous rassurer, au fond.

La cerise sur le gâteau

Je me souviens très bien de sa naissance, j’avais 6 ans. Je n’ai pas vu d’un très bon oeil l’annonce du débarquement inopiné de cette nouvelle intruse, ma place de fille unique ayant déjà été balayée par l’arrivée, 4 ans plus tôt, d’une première voleuse de jouets.

Mais quand j’ai entendu que ma soeur Laurence voulait appeler le nouveau bébé caca boudin ou patate pourrie, cela nous a bien rapprochées. Voleuse, certes, mais avec de bonnes idées.

Puis Marie-Hélène est apparue. Du bruit, des odeurs, des parents fatigués. Que du bonheur. Un petit machin tout rouge qui criait beaucoup. Je ne voyais pas trop ce que j’allais en faire, sinon lui déformer la face pour la rendre encore plus grimaçante. Au moins ça nous ferait rigoler.

Mais, au fil des mois et des années, la petite boule de chair plissée s’est transformée miraculeusement en fillette toute blonde. Et adorable, je dois bien l’avouer.

Et puis, elle faisait un cobaye conciliant. On pouvait jouer à la maman (et la gronder pour de faux) ou à la maîtresse d’école (et la punir pour de faux). Elle se laissait faire, contente que ses soeurs s’occupent d’elle. Un bon défouloir, en somme. Non, je plaisante, nous ne l’avons jamais martyrisée, nous étions de grandes soeurs la plupart du temps protectrices et magnanimes.

Evidemment, en arrivant dans notre quatuor bien équilibré, la petite Marie nous a obligés à demander une chaise en plus en bout de table au restaurant, et un lit de camp dans les chambres d’hôtel pour 4 personnes. Mais cela ne veut pas dire qu’on la considérait comme la cinquième roue du carrosse, non. Disons qu’elle a été la cerise sur le gâteau. Car oui, elle était sucrée, mais rougeaude.

Elle a grandi, la blondeur naturelle a fait place à des mèches soigneusement travaillées (dont personne n’est dupe). Elle est moins malléable, on ne peut plus lui tordre la bouche ou lui tirer la peau des joues sans risquer de prendre une baffe. Mais remarquez, elle continue d’aimer faire des grimaces, sur les photos, et après quelques verres.

Oui, elle a grandi, mais comme je me souviens très bien de sa naissance, j’avais 6 ans, je vous le rappelle, elle restera toujours pour moi, malgré son entrée fracassante dans la quarantaine, cette petite blondinette rigolote qui a rythmé mon enfance de rires et de sourires.